Une affaire d’État

Publié le 9 octobre 2006 Lecture : 4 minutes.

Qu’il est loin le temps où, président de la jeune république tunisienne, Habib Bourguiba n’hésitait pas à boire un verre de jus d’orange en public, en plein ramadan, et appelait ses compatriotes à ne pas observer le jeûne afin de « mieux affronter notre ennemi qui est la misère, le dénuement, l’humiliation, la décadence et le sous-développement » !
Aujourd’hui, la religion en général et le ramadan en particulier sont au premier rang des préoccupations du gouvernement. Tout est fait pour faciliter l’observance religieuse pendant le mois saint : horaires scolaires et administratifs aménagés (une séance unique de 8 h 30 à 14 h 30), interdiction des boissons alcoolisées, fermeture des débits de boisson et des restaurants (sauf dans certains quartiers fréquentés par des non-musulmans), appel à la prière à la télévision et la radio, repas d’iftar présidentiels, participation des responsables politiques aux cérémonies religieuses Bref, la pratique religieuse est désormais l’affaire de l’État. Voire une affaire d’État. Le 15 septembre, neuf jours avant le début du ramadan, le président Zine el-Abidine Ben Ali a reçu au palais de Carthage Boubaker el-Akhzouri, le ministre des Affaires religieuses. Au centre de l’entretien : les récents commentaires du pape Benoît XVI sur l’islam. Le lendemain, un communiqué du très officiel Conseil supérieur islamique (CSI) a condamné les propos du Saint-Père, qui révèlent « une ignorance du sublime message de l’islam et portent atteinte aux convictions des musulmans ». Mais les deux hommes ont aussi longuement évoqué les préparatifs du mois saint : entretien des mosquées, concours de mémorisation, de psalmodie et d’exégèse du Coran, contenu des prêches et des causeries religieuses Dans la foulée, un communiqué de la TAP, l’agence de presse officielle, a invité les imams et les prédicateurs à « mieux faire connaître les sublimes préceptes de l’islam » et à en « propager les nobles valeurs ». Traduction : aucun écart ne sera toléré par rapport à l’islam officiel, respectueux du dogme, certes, mais modéré, ouvert et progressiste. Un avertissement sans frais à l’adresse des islamistes.
Le chef de l’État s’est toujours efforcé de combattre les fondamentalistes sur leur terrain de prédilection : la religion, bien sûr, mais aussi l’activisme social. Le 21 septembre, par exemple, il s’est rendu dans les dépôts de l’Union tunisienne de solidarité sociale (UTSS). Devant les caméras de télévision, il a pris connaissance du programme d’action de cet organisme caritatif pendant le mois de ramadan, allant jusqu’à s’enquérir du contenu des colis adressés à plusieurs milliers de familles nécessiteuses.
Deux jours plus tard, le ministre des Affaires religieuses, d’habitude fort discret, a fait les titres de l’actualité. D’abord, en présidant une cérémonie de distribution d’aides présidentielles à plusieurs cheikhs participant à la récitation du Coran à la mosquée Ezzitouna de Tunis, ainsi qu’aux cadres de la mosquée El-Abidine, à Carthage. Puis, en donnant le départ d’une « caravane de la solidarité » organisée par l’Association tunisienne des mères (ATM) au profit des familles à revenu modeste. Le 28 septembre, sa collègue Najah Belkhiria Karoui, secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires sociales, a présidé une autre cérémonie de distribution d’aide humanitaire au profit, cette fois, de trois cents familles pauvres d’un quartier populaire de la capitale. La manifestation était organisée par l’Association Besma, que préside Leïla Ben Ali, l’épouse du chef de l’État.
Mois de piété durant lequel les mosquées se remplissent de fidèles – « permanents » ou « occasionnels » – et les rues de femmes voilées, le ramadan est aussi une période où les appétits se déchaînent. Selon une étude de l’Institut national des statistiques (INS), la consommation alimentaire grimpe en flèche. La nourriture servie est globalement plus diversifiée et nutritive qu’à l’accoutumée, avec notamment une très forte augmentation de la consommation des produits d’origine animale : viande ovine (26 %) et bovine (50 %), volaille (38 %), ufs, indispensables à la préparation des briks (98 %), conserves de poisson (250 %), lait (23 %) ou yaourts (70 %). Deux autres produits enregistrent des pics de consommation : les dattes (+ 330 %) et l’huile d’olive (+ 14 %). Pour prévenir les pénuries, qui profitent aux spéculateurs et provoquent la colère des consommateurs, et assurer un approvisionnement régulier du marché – la consommation double pendant cette période -, le gouvernement constitue à l’approche du ramadan de très importants stocks de produits de première nécessité.
Le 26 septembre, un jour après le début du jeûne, ces préparatifs ont été au centre d’un entretien entre le président et Mondher Zenaïdi, son ministre du Commerce et de l’Artisanat. Le lendemain, les journaux ont rapporté que cinq cents « groupes de contrôle économique » étaient à pied d’uvre et qu’ils travaillaient bien au-delà des horaires administratifs normaux, y compris les dimanches et jours fériés. Un « numéro vert » a par ailleurs été mis à la disposition des citoyens désireux de signaler une infraction. Grâce à ce dispositif, quelque 542 infractions ont été enregistrées dès la première journée de ramadan, dont 33 % pour facturation frauduleuse et 26 % pour augmentation illicite des prix.
Comme quoi, la piété n’est pas incompatible avec la fraude. Et encore moins avec la paresse et l’indolence. La baisse de la productivité pendant le mois sacré est en effet vertigineuse.

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