Sharon, héros ou épouvantail ?

On n’est pas tenu de partager l’admiration de Robert Assaraf, patron de presse et fondateur de l’Union mondiale du judaïsme marocain, pour l’ancien Premier ministre israélien. Mais c’est aussi toute l’histoire de l’État hébreu qu’il retrace dans cet ouvra

Publié le 9 octobre 2006 Lecture : 5 minutes.

Il y a deux façons de lire ce livre : en s’énervant ou en s’instruisant. Comme la vie est trop courte pour qu’on s’énerve si on peut l’éviter, on pourrait aussi bien, dès la première irritation, déposer l’ouvrage sur une étagère et passer outre. Eh bien, ce serait dommage, car ce serait rater une occasion d’apprendre beaucoup de choses. Autant donc procéder comme suit : établir ce qui nous gêne ou ce avec quoi nous ne sommes pas d’accord ; effectuer ensuite une lecture apaisée de l’ouvrage et glaner, çà et là, les anecdotes, les faits peu connus, les formules heureuses, tout ce qui fait la saveur d’un livre, en somme.

Un livre (trop ?) engagé
Ce livre n’étant pas celui d’un historien ou d’un universitaire, l’auteur a parfaitement le droit d’avoir un point de vue tranché sur le conflit israélo-palestinien. Mais comment ne se rend-il pas compte que cela affaiblit son propos ? Son admiration inconditionnelle pour Sharon est évidente (à peine une petite restriction apparaît-elle, à la page 515, à propos des massacres de Sabra et Chatila), sa profonde antipathie pour Arafat éclate à chaque fois que celui-ci montre le bout du keffieh. Les autres dirigeants palestiniens ne sont pas mieux lotis. Lorsqu’il mentionne Georges Habache, par exemple, c’est pour ajouter « de sinistre mémoire ». Mémoire de qui ? Pour beaucoup d’Arabes, le docteur Habache était un héros, un freedom fighter qui entendait libérer sa patrie. Mais, objectera Assaraf, c’était un terroriste ! Bien sûr. On est toujours le terroriste de quelqu’un. Begin et Shamir étaient des terroristes aux yeux des Anglais.
Encore une fois, Robert Assaraf a parfaitement le droit d’adopter un parti pris systématique. Pour le lecteur, cela ne va pas sans agacement. Pour ne prendre qu’un exemple, toutes les opérations palestiniennes sont qualifiées de « terroristes » alors que les opérations israéliennes ne sont jamais que des « représailles », un mot qui semble contenir sa propre justification. Ainsi, entre les pages 35 et 40, « représailles » est utilisé une dizaine de fois et toujours quand il s’agit d’actions des soldats israéliens. Quand les Palestiniens répliquent, c’est du terrorisme.
En revanche, la mort de soixante-dix-neuf civils arabes enterrés vifs dans les décombres de leurs maisons à Kibia, en octobre 1953, est qualifiée de bavure (page 37). Dans le paragraphe suivant, ce n’est même plus une bavure, c’est un « coup de semonce ». On croyait pourtant que le propre des coups de semonce est de ne pas faire de victime ? Et certainement pas soixante-dix-neuf morts, en majorité des femmes et des enfants – comme le reconnaît l’auteur. Ce qui ne l’empêche pas de parler de l’unité 101, l’unité de Sharon coupable de cette boucherie, en des termes plus que flatteurs : « audace », « esprit de corps », « camaraderie », « haute conscience », « aura », etc. Tout cela dans un seul paragraphe
Sautons quelques décennies. Citation : « Le 25 février 1994, [] un médecin de Kiriat Arba, Baroukh Goldstein, revêtu de son uniforme d’officier de Tsahal, s’introduisit dans le caveau des Patriarches de Hébron. Il ouvrit le feu sur les fidèles musulmans en prière, en tuant vingt-neuf et blessant cent vingt-cinq, avant d’être abattu à son tour. » Curieux Ici, les termes « terroriste », « attentat », « odieux », « monstrueux » font soudain défaut. Auraient-ils manqué si c’était un Palestinien qui avait massacré vingt-neuf Israéliens et en avait blessé cent vingt-cinq dans une synagogue ? Tout juste Assaraf parle-t-il de « geste extrême sans précédent [sic] », ce qui laisse rêveur. Après tout, un record du monde en lancer de marteau est aussi un geste extrême sans précédent
Même quand il ne s’agit pas du domaine passionnel de la guerre et des attentats, il y a dans ce livre des formulations contestables, voire provocantes. Par exemple quand l’auteur écrit, à propos du Livre blanc de Churchill (1922) qui amendait profondément la déclaration Balfour : « [] la Palestine, sur laquelle devait être édifié le Foyer national juif, se trouvait amputée des deux tiers de son territoire attribués à l’émir Abdallah et appelés à constituer le royaume de Transjordanie ». Et il ajoute : « Cette amputation dramatique, qui fut le premier partage de la Palestine, passa pourtant inaperçue. » Pas tant que ça, aurait-on envie de rétorquer, puisqu’elle donna naissance au slogan de Jabotinsky : « Le Jourdain a deux rives, celle-ci est à nous, l’autre aussi ! » Mais ce qui nous étonne le plus, c’est que le choix des mots (« amputation », « dramatique », etc.) semble indiquer que Assaraf estime que la Jordanie actuelle devrait faire partie d’Israël ! C’est pousser un peu loin le likoudisme
Mais assez pinaillé – encore qu’il ne s’agisse pas de détails, mais d’une divergence fondamentale de point de vue qui ne manquera pas d’apparaître entre l’auteur et certains de ses lecteurs. Une fois qu’on s’est mis « d’accord sur le désaccord », on peut se mettre à lire.

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Une histoire mouvementée
Le livre regorge de détails, d’anecdotes, de chiffres et de dates. Contrairement à ce que suggère le titre, on a entre les mains bien plus qu’une biographie de Sharon : c’est toute l’histoire d’Israël, depuis sa fondation – et même avant – jusqu’à nos jours que raconte Assaraf. Certains épisodes sont à peine survolés, d’autres relatés avec un luxe de détails. Tout commence, inévitablement, par le Congrès sioniste de 1897. Ce sont des choses connues, mais on apprend ici que le grand-père paternel de Sharon faisait partie de la délégation russe à Bâle. Il y a ensuite la guerre de 1948, la crise de Suez de 1956, la guerre des Six-Jours, la guerre d’usure, le coup de tonnerre de 1973, puis, à partir de là, le long et tortueux chemin des négociations de paix. On lit sans surprise que Sharon s’est opposé à tous les accords de paix qu’Israël a signés, mais on découvre aussi son côté pragmatique : en 1976, il songea même à s’allier à Yossi Sarid pour créer un parti de centre-gauche favorable à l’établissement d’un État palestinien démilitarisé en Cisjordanie !
Inutile de détailler les chapitres puisqu’ils ne font que suivre l’histoire récente de l’État hébreu. De ce point de vue, l’ouvrage peut servir de livre de référence d’autant plus qu’il est pourvu d’un abondant index. Sans doute faudrait-il, sur certains points, faire des recoupages avec les traités d’histoire et soupeser soigneusement toutes les affirmations de l’auteur. Il y a aussi des omissions gênantes, par exemple en ce qui concerne le rabbin Ovadia Joseph, mentionné plusieurs fois sans que jamais ses déclarations les plus farfelues ou les plus scandaleuses ne soient citées. Elles ne manquent pourtant pas de sel : « Les Arabes sont moins que des animaux », « les Juifs victimes de la Shoah s’étaient mal conduits dans une vie antérieure [c’est donc leur faute] ». Tout cela n’est pas anecdotique : la plupart des hommes politiques israéliens, à commencer par Sharon, ont cherché l’alliance avec cet homme malfaisant.
Pour ce qui est du plaisir de la lecture, il y a de jolies formules, par exemple quand il décrit Sharon « [] ne tolérant la discipline que chez les autres ». Ou encore : « Nul n’est prophète en son pays et surtout pas en Israël. » Le Moyen-Orient est « une région où l’on avance souvent en commençant par reculer ». Pour cette raison et malgré nos réserves, ce livre se lit comme un roman. Il faut dire que l’histoire d’Israël est assez extraordinaire. La vie de Sharon, qu’on l’exècre ou qu’on le porte aux nues, n’est pas banale non plus.

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