Léonora Miano « Je veux faire mal aux Africains ! »
Après un premier roman remarqué l’an dernier, la jeune Camerounaise revient en force sur la scène littéraire avec Contours du jour qui vient. Rencontre avec une écrivaine qui sait où elle va.
A l’automne 2005, la France est frappée de plein fouet par une crise majeure. Une partie de ses enfants, qualifiés de « jeunes issus de l’immigration » pour éviter d’évoquer la couleur de leur épiderme, mettent le feu aux banlieues. Pendant des jours, la France brûle.
Au milieu de ce chaos, de ce racisme déguisé, une jeune Camerounaise de 32 ans publie un roman aux éditions Plon, L’Intérieur de la nuit. Le livre fait scandale. Une scène, une seule, enrage les lecteurs d’origine africaine qui soupçonnent l’auteure de vouloir confirmer les préjugés qui les accompagnent depuis la rencontre avec l’Occident. On voit, en effet, des chefs d’un mouvement armé donnant à manger de la chair humaine à un groupe de villageois. « Comment a-t-elle osé ? » « Elle va faire croire que l’Afrique est peuplée de cannibales ! » « Ce n’est qu’un livre racoleur, rien de plus. » Les condamnations pleuvent sur le roman de Léonora Miano. Les prix aussi. « Succès d’estime », nuance l’auteure. Un automne plus tard, la jeune femme publie son deuxième roman, Contours du jour qui vient. Il y est encore question de violence et de misère en Afrique. Misères physiques et morales. L’ouvrage a fait partie de la première sélection du plus prestigieux des prix littéraire français : le Goncourt. Mais on l’aura noté avec les titres des deux romans : le jour succède à la nuit.
Qui est donc cette romancière dont la plume, à peine née, ne passe pas inaperçue, provoquant à la fois l’admiration ou la colère des lecteurs ? « Je n’aime pas parler de moi, répond-elle tout de go. Surtout que je suis un peu sauvage. Je pense qu’il faut rencontrer les auteurs dans leurs livres. » Sa voix est grave, de cette gravité timbrée qu’on retrouve chez certaines chanteuses. Avec son mètre soixante-quinze, elle paraît imposante. En cette fin septembre, alors que la douceur règne encore sur la France, Léonora porte un pull noir, blue-jean et casquette. La romancière raconte Un récit ponctué de rires soudains. Sa naissance en 1973, à Douala. Une maison familiale pleine de livres. « Mes parents lisaient beaucoup. Curieuse, j’étais fascinée par ces livres sans images pour grandes personnes. Et j’ai investi la bibliothèque pour en découvrir les secrets », se souvient-elle. Il n’y a là que des auteurs classiques européens comme Racine, Shakespeare. De la poésie : Rimbaud, Verlaine, Pierre Louÿs « qui écrivait des poèmes érotiques sur lesquels je suis tombée très tôt ». Aucun écrivain africain ou noir. Et puis, il y a les encyclopédies, les dictionnaires « que je lisais comme on lit un roman, avec l’envie de connaître tous les mots ».
Cette époque a marqué et façonné la jeune Miano : beaucoup d’écrivains africains avaient déjà une place dans les programmes scolaires. « Dans les petites classes, on récitait les poèmes de Senghor, on lisait Les Contes d’Amadou Koumba, de Birago Diop. Au collège, il y avait les classiques français, mais également africains : Mongo Beti, Cheikh Hamidou Kane, Wole Soyinka » Arrive le premier choc littéraire : Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire, en quatrième. Un jour, l’adolescente, déjà « rebelle », décide de s’affranchir des livres de ses parents et des auteurs imposés au programme. À la bibliothèque du Centre culturel français de Douala, elle découvre des écrivains caribéens de langue française comme la Guadeloupéenne Maryse Condé ou l’Haïtien Frankétienne. Elle se sent très proche d’eux. Elle découvre également les Africains-Américains : les poètes de la Renaissance de Harlem (Langston Hughes, Claude MacKay, Countee Cullen), les romanciers Chester Himes, James Baldwin. « Autant Césaire a été un choc littéraire, autant Baldwin a été un choc au niveau de la pensée. Quand on a 15 ans et qu’on lit La Prochaine Fois le feu c’est un livre qu’on devrait mettre entre les mains de tous les gamins des banlieues françaises car il contient tout, à commencer par la vision de soi dans un monde occidental », explique Léonora Miano. À 18 ans, après son bac, armée d’une culture littéraire solide, elle débarque en France – « tradition familiale » oblige – pour étudier les lettres anglo-américaines.
Et l’envie d’écrire ? Elle lui est venue à l’âge de 8 ans. « Je n’ai pas été une enfant innocente, confie-t-elle. J’ai compris très tôt la gravité de l’existence en observant les gens autour de moi. Il m’a toujours semblé qu’en Afrique, du moins dans ma famille, on parlait de tout, sauf des émotions. On ne dévoilait jamais son intimité. Chaque fois que je posais des questions sur certains sujets, je n’avais pas de réponse. » Écrire des poèmes devient alors un moyen pour trouver des réponses. À 16 ans, elle s’attaque au roman et affirme en écrire, depuis cette époque, « en moyenne un par an ». Elle a mis longtemps avant de proposer ses manuscrits à des éditeurs, désolée qu’elle était de constater qu’« aujourd’hui tout le monde écrit, alors que la littérature est un art ». Tout ce temps, elle l’a aussi consacré à la recherche de son propre univers littéraire. Une fois trouvé, il lui restait à le parfaire, avant de sortir de l’ombre.
Revenant sur son premier livre, Léonora affirme qu’elle s’attendait aux diverses réactions – de rejet ou de sympathie – qu’il a provoquées. « Beaucoup de lecteurs l’ont pris pour une espèce de documentaire, alors que c’est de la fiction. Certaines personnes ont lu mon livre comme si elles allaient au zoo afin de découvrir ce qu’elles pensent être la barbarie des Africains. Mais la barbarie des Africains n’existe pas ! La barbarie existe là où il y a l’humanité. » Des lecteurs serbes n’ont-ils pas reconnu dans L’Intérieur de la nuit leur propre vécu lors de la guerre du Kosovo ? « C’est toujours plus confortable de se dire, quand on décrit la violence, que c’est la violence des autres. Mais l’autre, c’est toujours nous-même. »
Léonora Miano reproche aux Africains « la grande dégradation de l’estime de soi » et « d’avoir vraiment cru qu’ils étaient inférieurs aux autres comme on le leur avait dit ». D’où sa volonté de « blesser leur orgueil » pour en finir. « Il faut que ça leur fasse mal. » Ce choc frontal, espère-t-elle, doit engendrer le changement, le redressement. Peu importe ce que les autres pensent des Africains. « Ce qui compte, c’est ce que nous pensons de nous-mêmes », souligne la romancière. Elle ne cherche pas à s’accrocher à un passé glorieux et mythique qui n’existe plus. D’où cette belle formule : « Il ne faut pas retourner au passé pour y séjourner. Ce qui m’intéresse, c’est ce que nous ferons. »
Dans Contours du jour qui vient, la romancière revient au Mboasu, ce pays imaginaire d’Afrique centrale où une mère chasse son enfant du toit familial pour cause de sorcellerie. Elle décrit un monde où sévissent la maltraitance et l’imposture de certains « hommes de Dieu ». L’auteure montre une nouvelle fois une Afrique qui renie ses propres valeurs. Mais cette Afrique-là, « c’est notre mère », l’unique mère. Il n’est donc pas question de l’abandonner, ni de lui cracher dessus, malgré les défaillances. En fin de compte, Léonora Miano apparaît comme une jeune femme lucide, qui sait où elle va. Dans ses livres, les personnages comptent autant que l’environnement dans lesquels ils évoluent. C’est pourquoi elle se montre fière de ses origines bantoues. Militante à sa manière, elle résume ainsi ses credo : « Si l’on arrive à ne pas désespérer, c’est de l’humanité. Il n’y a pas de raison d’être particulièrement afropessimiste. Ce n’est pas intelligent d’être afrocentriste. » Elle avale sa dernière gorgée de thé. Un autre rendez-vous l’attend. Mais avant de s’y rendre, elle doit absolument aller déjeuner avec sa fille. D’un bond, elle se lève pour affronter la rue. Anonymement.
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