Le mystérieux M. Obiang

Pétrole, argent, franc CFA, contentieux territorial avec le Gabon, mercenaires le président de la Guinée équatoriale, le pays le plus riche d’Afrique centrale et le plus secret, sort enfin de son silence. Entretien exclusif.

Publié le 9 octobre 2006 Lecture : 12 minutes.

Hôtel Beau Rivage, Genève, lundi 2 octobre. Un vent tiède souffle sur le lac, et dans sa suite du troisième étage Teodoro Obiang Nguema, 64 ans, déplie ses longues jambes et fait les cent pas. Attendu le lendemain avec le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, pour un minisommet à trois consacré à l’épineux dossier de Mbanié, un îlot de trente hectares essentiellement peuplé de crabes mais présumé riche en hydrocarbures que se disputent le Gabon et la Guinée équatoriale, Omar Bongo Ondimba vient de faire savoir qu’il ne viendra pas. « Je présume qu’il a ses raisons, souffle El Presidente, Kofi Annan va nous proposer une autre date et nous finirons bien par nous rencontrer à nouveau. » Patient, Obiang Nguema. Avec le self-control, l’obstination est d’ailleurs l’une des principales qualités de cet homme aussi secret qu’énigmatique, maître absolu depuis vingt-sept ans d’une sorte de Qatar tropical, de ses sept cent mille habitants et de ses dix-neuf millions de tonnes de brut annuels. De la patience, il lui en a fallu pour supporter pendant près de deux décennies les sarcasmes et la commisération de ceux qui voyaient en cette ancienne colonie espagnole un cul-de-basse-fosse au cur des ténèbres, oublié de Dieu et des hommes. Et puis, en 1995, le pétrole jaillit du fond de l’océan au large de Bioko, comme une manne céleste. Troisième producteur d’Afrique subsaharienne, la Guinée équatoriale est depuis lors un émirat envié, courtisé, propice à tous les fantasmes et à toutes les convoitises.
Si les pétro-CFA ont tourné la tête de certains de ses proches, qui n’hésitent pas à exorciser le passé avec l’arrogance clinquante des nouveaux riches, Teodoro Obiang Nguema, lui, a su garder les pieds sur terre. Intelligent, prévoyant, calculateur, l’ancien élève des bons pères de Bata, catholique fervent et un brin prêcheur, n’hésite pas à gourmander son peuple quand cela lui semble nécessaire. Alcool, oisiveté, corruption, autant de thèmes de discours pour ce pédagogue aux allures de maître d’école, qui n’ignore pas que 90 % des recettes de son pays proviennent du pétrole et du gaz, que cette rente n’est pas éternelle, que de Malabo à Mongomo, on importe tout ce que l’on consomme et que sans la main-d’uvre étrangère, la Guinée s’arrêterait tout simplement de fonctionner.
Alors, en bon père de famille, Obiang investit. Logements sociaux, routes à péages, relance spectaculaire des cultures vivrières, mégaport à Malabo, mais aussi démocratisation contrôlée et libertés encadrées : ce n’est certes pas le paradis, mais ce n’est plus du tout l’enfer que certains ont décrit. À l’image du Premier ministre Ricardo Mangue, en poste depuis deux mois, une nouvelle génération de cadres formés en Europe et aux États-Unis et qui n’a pas vécu sous la très obscurantiste férule coloniale espagnole, prend peu à peu en main la gestion quotidienne du pays. Cap sur la bonne gouvernance, renégociation des contrats avec les compagnies pétrolières, nationalisme économique et volonté de jouer sur la scène africaine un rôle à l’aune de son poids en barils : une puissance régionale est en train de naître au creux du golfe de Guinée. Et du coup, par petites touches à la mesure de sa discrétion naturelle, le mystérieux monsieur Obiang sort de l’ombre

Jeune Afrique : Une violente polémique vient d’éclater chez votre voisin gabonais à propos de l’îlot Mbanié, dont le Gabon et la Guinée équatoriale se disputent la souveraineté. Des journaux ont accusé le ministre de l’Intérieur André Mba Obame de vous avoir proposé de vous vendre Mbanié – rien de moins. Et le président Bongo Ondimba a ordonné l’ouverture d’une enquête. Qu’en est-il ?
Teodoro Obiang Nguema : Ce sont des rumeurs. Et je n’ai pas pour habitude de m’exprimer sur des rumeurs. La partie qui accuse ce ministre doit apporter les preuves de ce qu’elle avance, ou alors se taire. Il n’a jamais été question de transaction financière à propos de Mbanié, mais de médiation de l’ONU. C’est une affaire de souveraineté et les lois fondamentales de nos deux pays interdisent formellement ce type de troc.
Vous apportez donc un démenti à ces « informations ».
Absolument. Je n’ai jamais reçu ce ministre pour m’entretenir avec lui de ce genre de chose.
À qui appartient Mbanié ?
À nous, à la Guinée équatoriale, c’est incontestable. Il en a toujours été ainsi.
La partie gabonaise excipe des traités en sa faveur.
Je n’ai pas vu ces traités. Pour moi, ils n’existent pas.
Pour l’instant, ce sont des gendarmes gabonais qui occupent Mbanié.
Effectivement. Mais nous faisons confiance à l’ONU pour régler ce problème.
Et si la médiation échoue ?
Alors, nous irons devant la Cour internationale de justice de La Haye. Tout comme le Cameroun l’a fait à propos de la péninsule de Bakassi.
Excluez-vous le recours à la force ?
Je l’exclus. Ce ne serait bon pour personne. De part et d’autre, nous sommes des Fangs.
De plus en plus de chefs d’État africains viennent vous rendre visite à Malabo. Que veulent-ils ? De l’argent ?
On nous a toujours rendu visite même si, c’est vrai, la cadence s’est un peu accélérée ces derniers temps. Mais vous caricaturez. Ce n’est que lorsqu’une situation de crise frappe un pays frère que nous intervenons.
Par exemple ?
Par exemple, j’ai reçu il y a peu la visite du président zimbabwéen Robert Mugabe. Vous savez que le Zimbabwe nous a beaucoup aidés lors de l’agression des mercenaires en mars 2004. Ce pays est aujourd’hui dans une situation très difficile du fait des sanctions. Il était donc normal que nous l’aidions avec des cargaisons de pétrole.
Qui d’autre avez-vous aidé récemment ?
Vous me gênez un peu. Disons, le président Wade, du Sénégal, lorsqu’il est venu ici après ma visite à Dakar
Et le président Tandja, du Niger ?
Oui, il a fait une escale technique chez nous.
Vous entretenez des relations de plus en plus étroites avec la Chine. Quel avantage y trouvez-vous ?
Coopérer avec la Chine, c’est jouer gagnant-gagnant. C’est une coopération de qualité, une coopération de projets concrets et, surtout, une coopération sans aucune ingérence politique ni aucune contrepartie diplomatique.
Vous avez été reçu avec tous les honneurs en avril dernier à Washington et la secrétaire d’État Condoleezza Rice vous a qualifié de « bon ami » des États-Unis. C’est nouveau. Comment expliquez-vous ce revirement ?
Je ne sais pas s’il s’agit d’un revirement. Ce que je sais, en revanche, c’est que le gouvernement américain ne peut pas être insensible aux arguments et aux intérêts des sociétés pétrolières américaines, dont l’investissement chez nous dépasse les 5 milliards de dollars. Aux États-Unis, comme vous le savez, l’économie précède la diplomatie.
Ce qui n’empêche pas le département d’État de vous critiquer rituellement dans ses rapports annuels sur les droits de l’homme.
Comme vous le dites, c’est un rite. Toujours le même papier que l’on ressort. Maintenant qu’un ambassadeur a été nommé à Malabo, ils devraient voir les choses autrement.
Que pensez-vous du président vénézuélien Hugo Chávez ?
Chávez ? Je le connais un peu. Même s’il flirte parfois avec les limites, il faut reconnaître qu’il a souvent raison. Surtout, nous devons comprendre le motif essentiel de son radicalisme : l’injustice des rapports Nord-Sud, la pauvreté, le pillage des ressources. Cela nous concerne tous.
Vous avez présidé la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) pendant un an, jusqu’en mars dernier. Les réformes que vous exigiez ont-elles été engagées ?
Oui. Le problème est simple : la Guinée équatoriale est le pays qui détient le plus d’avoirs au sein du compte d’opération de la Banque des États de l’Afrique centrale, mais il n’a aucune place dans la gouvernance de cette même institution. Ce qui est totalement anormal. Nous avons donc exigé au minimum un poste de vice-gouverneur afin de surveiller la rémunération de nos avoirs. On m’a répondu qu’il fallait, pour cela, réformer les statuts. Eh bien, allons-y. Une commission ad hoc a été créée, que je préside personnellement, et qui présentera son rapport en 2008. Les propositions qui seront soumises aux chefs d’État membres ne se limiteront pas, évidemment, à la place de la Guinée équatoriale au sein de la BDEAC, mais toucheront l’ensemble de la maison Cemac. C’est une maison qui a besoin d’un ravalement complet, sur le modèle de l’Union européenne.
Êtes-vous satisfait du fonctionnement de la zone franc et de la parité franc CFA/euro ?
Posez la question aux Européens. Sont-ils prêts à continuer de garantir le franc CFA, jusqu’à quand et à quelles conditions ? S’ils renâclent, je crois que nous sommes tout à fait capables, en Afrique centrale, de créer notre propre monnaie et de la garantir avec l’argent du pétrole. La France, me dit-on, devrait bientôt nous présenter un nouveau projet d’accord sur le franc CFA. Nous l’examinerons, et nous verrons alors quelle décision prendre.
Il y a six mois, l’Union européenne vous a infligé une sanction sévère. Elle a inscrit sur la liste noire des appareils interdits de vol au sein de l’espace aérien européen pour des raisons de sécurité toutes les compagnies équatoguinéennes – y compris les avions présidentiels !
C’est une affaire en voie de règlement. À l’origine, il y a eu une grosse bêtise commise par des fonctionnaires de notre ministère des Transports, qui, en réponse à un questionnaire émanant de Bruxelles, ont fait figurer sur la liste des compagnies équatoguinéennes des sociétés étrangères à qui nous avions loué des pavillons de complaisance. D’ici à la fin de cette année, tout sera rentré dans l’ordre.
Et la flotte présidentielle ?
Simple incident de parcours, déjà oublié. Comment croyez-vous que je me déplace quand je viens en Europe, hier à Bucarest, aujourd’hui à Genève ?
Le FMI, la Banque mondiale, mais aussi des ONG comme Transparency International, épinglent régulièrement la Guinée équatoriale sur le thème de la corruption. Qu’avez-vous à répondre ?
La corruption existe chez nous, mais pas à un niveau tel que l’État puisse en être déstabilisé. Soyons francs : il y a des fonctionnaires corrompus, c’est vrai. Mais il y a aussi, et surtout, des corrupteurs, nichés dans les secteurs à hauts revenus comme le pétrole. Et ceux-là ne sont pas des Équatoguinéens. Nous manquions d’une loi pour sanctionner durement les sociétés étrangères qui se livrent à ce genre de pratiques. Ce sera bientôt chose faite.
Vos propres collaborateurs sont-ils honnêtes ?
Absolument.
Vous vous portez donc garant de l’honnêteté des cinquante-huit membres de votre gouvernement
Bon. Je crois que oui. Ce sont des gens qui travaillent sérieusement. Et puis je les contrôle.
Pourquoi, dans ces conditions, êtes-vous toujours l’unique ordonnateur des dépenses de l’État et des sorties du Trésor ?
C’est justement pour aider mes collaborateurs à ne pas succomber à la tentation. Quand un ministre a la capacité de débourser 10 milliards de F CFA, ses convictions peuvent vaciller, c’est humain. Donc, c’est moi qui paie quelque dépense que ce soit. Et c’est moi qui assume.
Le PIB par habitant de la Guinée équatoriale est de 11 000 dollars, l’un des plus élevés du continent africain. Pourtant, votre pays est classé à la 121e place sur 177 à l’indice de développement humain du Pnud. N’y a-t-il pas un vrai problème de redistribution de la manne pétrolière ?
Ce chiffre ne veut pas dire grand-chose, car il ne prend pas en compte une donnée de base : les trois quarts des revenus de notre pétrole vont dans les poches des compagnies étrangères. C’est pourquoi nous leur avons imposé une renégociation globale des contrats qui nous lient. La plupart de ces sociétés ont largement récupéré leur investissement, et il est temps pour nous d’augmenter la part qui nous revient. Pour l’instant, elle est de 20 % à 25 %. Nous visons 40 % à 50 %, voire plus. C’est un bras de fer, mais nous y arriverons.
Quel est le taux de chômage en Guinée équatoriale ?
Il n’y a pas de chômeurs chez nous. Il n’y a que des absentéistes. Tous ceux qui veulent travailler travaillent.
Vous détenez encore à Malabo une dizaine de mercenaires sud-africains impliqués dans la tentative de déstabilisation de mars 2004. Allez-vous les gracier ?
Il est encore beaucoup trop tôt pour cela. Ces gens doivent purger une bonne partie de leur peine avant que j’y songe. Leur chef, Nick du Toit, en particulier. Celui-là, il en a encore pour vingt ans, minimum.
Vous avez demandé à l’Espagne l’extradition de l’opposant Severo Moto, impliqué dans cette tentative. Où en êtes-vous de cette requête ?
Son statut de réfugié politique en Espagne n’a pas été renouvelé, ce qui est un premier pas. Mais je constate que Moto continue néanmoins ses activités hostiles, avec son soi-disant gouvernement en exil. Et qu’on le laisse faire. Madrid doit prendre des mesures. Soit expulser Moto vers un pays tiers, soit l’extrader vers Malabo, où la justice l’a condamné par contumace.
Vous savez bien que l’Espagne ne vous le livrera pas
Je m’en doute un peu.
Severo Moto a été l’un de vous collaborateurs il y a plus de vingt ans. Toute réconciliation entre vous est-elle exclue ?
Je ne suis pas a priori fermé au dialogue. Encore faut-il pour cela que ce monsieur, que je considère comme un délinquant, vienne à Malabo faire face à ses responsabilités, c’est-à-dire à la justice. Après, j’aviserai.
Toute la lumière a-t-elle été faite sur l’affaire des mercenaires ?
Pas encore. Il y a aux îles Vierges un mystérieux compte en banque qui a été utilisé pour financer le coup. J’aimerais beaucoup savoir qui en a été le propriétaire et l’ordonnateur. J’ai déposé une plainte auprès de la justice britannique pour y voir plus clair.
La prison centrale de Playa Negra (Black Beach), à Malabo, où sont, entre autres, détenus les mercenaires, a une sinistre réputation. Un vrai mouroir. Comment comptez-vous remédier à ce scandale ?
Vous êtes mal informé. Aujourd’hui, cette prison ressemble à un hôtel cinq étoiles. Tout a été refait, les cellules, les peintures, les cours, afin de faciliter la réhabilitation. D’ailleurs, les prisonniers sont contents, y compris les mercenaires. Si vous venez à Malabo, je vous engage à venir la visiter et à parler avec les détenus. Vous verrez, cela n’a plus rien à voir avec votre description.
Beaucoup de rumeurs courent depuis des années sur votre état de santé. Un périodique britannique réputé sérieux a même écrit récemment que vous étiez à l’article de la mort et que vous ne pesiez plus que 50 kg. Comment allez-vous ?
Regardez-moi bien. Ai-je l’air d’un homme malade ? Tout cela me fait sourire
En tout cas, si l’on en croit les résolutions du dernier congrès de votre parti en août, vous serez candidat à votre propre succession en 2009. Pour un mandat de sept ans.
Effectivement. Mais ce n’est pas ma décision, c’est la décision du peuple.
Des journaux ont écrit que vous auriez autorisé le déversement de déchets toxiques sur l’île d’Annobon.
Ridicule. Je me suis rendu il y a quelques mois à Annobon. Que je sache, je ne portais ni gants ni masque à gaz.
D’autres prétendent que vous transportiez de la drogue dans votre avion présidentiel.
Où ? Dans quel pays a-t-on trouvé de la drogue dans mes bagages ? Et pourquoi pas de l’uranium enrichi ? Vous croyez vraiment que j’ai besoin de faire du trafic pour payer mes factures ?
Cerise sur le gâteau : vous seriez cannibale.
Severo Moto a dit cela dans un accès de folie. Et la presse internationale a repris en chur. Donc, je me nourrirais de chair humaine, de cerveaux et de testicules ? Que voulez-vous que je réponde à ces insanités, si ce n’est qu’un chef d’État doit tout supporter.
Votre fils Teodorino, ministre de l’Agriculture et des Forêts, fait également l’objet de très vives critiques. Procès injuste ?
Absolument. Il fait son travail normalement, et je n’ai relevé aucun problème à ce niveau. Demandez à nos jeunes : ils le considèrent comme leur leader, leur modèle.
Un autre de vos fils, Gabriel, est vice-ministre des Mines et de l’Énergie
Oui, et alors ? Lui aussi fait son travail.
Il semble parfois que vous ayez une double personnalité. Soft et policée à l’extérieur. Beaucoup plus dure à l’intérieur. Vrai ou faux ?
Faux. Je suis le même partout. J’aime les gens et le contact là où je me trouve. Que ce soit à Malabo, à Bata ou ici à Genève. Quand il m’arrive de faire du shopping, je me promène dans les rues sans protection ou presque, contrairement à ce qu’on dit.
Hier oublié, méprisé. Aujourd’hui envié et courtisé. Drôle de destin que celui de votre pays
Eh oui ! C’est ainsi. Et c’est pourquoi il faut tout accepter : la pluie, l’orage, le beau temps, la saison qui arrive quelle qu’elle soit, le malheur comme le bonheur.
Le pétrole : malédiction ou bénédiction ?
Bénédiction, bien sûr. Et comment !

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