Je me souviens

Publié le 9 octobre 2006 Lecture : 3 minutes.

Petite, j’adorais le ramadan ! Je me souviens que j’attendais avec impatience « Sidi Ramadan », comme on l’appelait dans mon village, qui ramenait dans sa besace le bouleversement du quotidien, des mets qu’on ne mangeait pas le reste de l’année et de précieuses révélations sur le caractère des adultes. Dispensés de jeûne avant la puberté, les enfants que nous étions tenions malgré tout à le faire. Nous suppliions qu’on nous réveille pour le s’hour, la collation qui précède le lever du soleil. Nous résistions à la faim jusqu’à midi, frôlions l’évanouissement à 15 heures et craquions quelques minutes avant la rupture à la vue d’un beignet qui nous avait nargués toute la journée. « Ce n’est pas grave, nous disait-on, vous jeûnerez la nuit en dormant. »
Maigre consolation, car le ramadan était la seule occasion offerte aux petits de jouer aux grands. À contrecur, nous nous contentions du rôle de témoins, notant les vicissitudes et les joies de « ce mois bénit entre tous, disait le meddeb, car le Coran y a été révélé ».

Je me souviens qu’au crépuscule on nous envoyait guetter le coup de canon qui annonçait la fin du jeûne. Plus tard, lorsque le village s’est doté de l’électricité, nous surveillions le moment où le minaret s’allumait, puis hurlions en courant vers nos maisons « maghreb, maghreb ! ». Hélas, nous n’étions pas admis à table. « Les enfants, dehors !» nous lançait-on. Car le jeûne et sa rupture étaient une affaire d’adultes. Nous retrouvions alors la rue. Le village nous appartenait, nous aurions fomenté un coup d’État, dévalisé une banque ou provoqué un incendie, que personne ne nous en aurait empêchés. Nous étions maîtres des édifices publics, des échoppes restées ouvertes – à l’époque, il n’y avait pas de vol -, des impasses, des ponts et des oueds. Pas un adulte à l’horizon, pas un âne, encore moins un engin mécanique. Nous pouvions courir partout, crier et entendre l’écho de nos voix, sauter comme des singes dans les arbres, nous cacher sous les voitures, occuper la place centrale, personne ne s’avisait de nous réprimander.
Nous rentrions tard pour manger ce qui restait du banquet que ma mère s’échinait à préparer. Mon père aussi, ce qui est rare en terre arabe. Pendant le ramadan, il daignait entrer à la cuisine et préparait de ses mains une salade qu’on appelle toujours dans la famille « la salade de papa ». Je crois que c’est le meilleur souvenir que je garde de ramadan : mon père en djebba, coupant des radis et feignant de commander à ma mère : « Apporte le citron, femme ! » Contrairement aux apparences, on n’était pas loin de l’égalité des sexes !
De fait, c’est pendant le ramadan qu’il nous était donné de mieux connaître les adultes. Nous savions que tel oncle attendait le mois saint pour arrêter de boire et tel autre pour retrouver le lit de son épouse. Que telle voisine renonçait pour un temps à ses habituels commérages et telle autre à pratiquer la sorcellerie. Pourtant, la plupart du temps, le ramadan était impuissant à calmer les furies. Nous n’approchions jamais de certains voisins, parce qu’ils étaient mramdnin, « ramadanés » – mot qui désigne l’énervement du jeûneur. Au marché ou dans les fermes alentour, il y avait, durant la journée, de sacrées bagarres.
The best, c’était la Nuit du destin, le vingt-septième jour du ramadan, que nous passions à attendre le lever du jour pour parler à Dieu. En cette nuit sacrée au cours de laquelle le Coran était « descendu sur terre », certains, disait-on, pouvaient voir s’ouvrir les portes du trône et formuler des vux qui, telle une lettre à la poste, iraient directement « là-haut ». Nous patientions donc jusqu’à l’aube, scrutant le ciel sur le toit de la maison. Nous avions ainsi l’impression d’être plus proches d’Allah !

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Les derniers jours commençait la préparation des gâteaux. Et, avec elle, les processions d’enfants sillonnant le village, plateaux en équilibre sur la tête, multipliant les allers-retours entre la maison et la coucha, le four à pain public. Le couronnement de ce mois de piété était, bien sûr, l’Aïd es-Seghir, où l’on récompensait les petits – pourquoi les petits et pas les grands, qui avaient fait l’effort de jeûner ? je ne l’ai jamais compris. On nous offrait hwayj l’Aïd, les habits de l’Aïd, et quelques pièces de monnaie qui seraient notre argent de poche pour des mois. Sidi Ramadan, puisses-tu revenir encore et encore, et que nous redevenions des enfants !

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