Au cur du huis clos de New York

Une partie serrée mobilise la Cedeao, l’UA et l’ONU pour trouver un plan de sortie de crise avant la fin du mois. Retour sur la première étape de ce marathon.

Publié le 9 octobre 2006 Lecture : 11 minutes.

Un pas en avant, deux pas en arrière C’est à ce rythme qu’avance la Côte d’Ivoire depuis le début du conflit qui la secoue. Quatre longues années d’un gâchis immense, semées d’espoirs – rarement – et de dépit – le plus souvent. De réunions internationales en sommets extraordinaires, le dialogue n’a que trop rarement existé, chacune des (nombreuses) parties campant sur ses positions. Au cur de cette crise, une féroce bataille pour le pouvoir qui oppose des acteurs aux profils très différents : un chef de l’État passé maître dans l’art de louvoyer et de se maintenir, un ancien Premier ministre ayant occupé de hautes fonctions dans les institutions financières internationales, un ex-chef de l’État déposé par les armes et qui rêve d’un grand retour, un « jeune loup » aux dents longues qui s’est mué en chef rebelle Et au milieu, un pays qui n’en finit plus de sombrer, au chevet duquel la communauté internationale veille pour lui éviter de couler totalement, sans pour autant parvenir à une solution.
La nomination de Charles Konan Banny au poste de Premier ministre de transition en décembre 2005 avait suscité l’espoir d’une sortie de crise. Avec en ligne de mire des élections transparentes, libres, unique viatique pour la paix. Neuf mois plus tard, le processus est toujours dans l’impasse. Que faire après la date fatidique du 31 octobre, fin présumée du mandat prolongé de Laurent Gbagbo et de celui de Konan Banny ? Les règles du jeu de la transition ayant été transgressées, le camp présidentiel ayant, une nouvelle fois, durci sa position en refusant désormais toute médiation extérieure, sauf celle – contestée – de Thabo Mbeki, quelle voie emprunter ? Tout – ou presque – a été tenté. Au final, rien ne s’est avéré efficace, et le retour à la case départ, en octobre 2005, est évident.
Trois étapes cruciales ont été définies pour trouver une solution. Le minisommet de New York, organisé en marge de l’Assemblée générale de l’ONU, le 20 septembre, regroupant l’ONU, les chefs d’État de la Cedeao, l’Union africaine et les acteurs du conflit ivoirien, constituait la première halte, avant Abuja (Cedeao, 6 octobre), Addis-Abeba (UA, 14 octobre) et, de nouveau, New York (17 octobre). Une large consultation de tous, en somme – dont s’est exclu le président Gbagbo – avant une résolution finale des Nations unies.
Voici, par le menu, l’histoire secrète du sommet de New York. Ce qui s’y est dit, dans le secret du siège de l’ONU, révèle la lassitude qui s’est emparée de tous. Au cours de cette énième réunion de la dernière chance, un message en filigrane : il faut que ça change !

New York, 20 septembre, siège des Nations unies. Il est 15 h 15 quand le minisommet réunissant les principaux acteurs du conflit ivoirien débute. Absent de marque, le chef de l’État Laurent Gbagbo. Les autres protagonistes sont tous là : Henri Konan Bédié (Parti démocratique de Côte d’Ivoire, PDCI), Alassane Ouattara (Rassemblement des républicains, RDR) et Guillaume Soro (Forces nouvelles, FN, ex-rébellion). Le Premier ministre Charles Konan Banny également. À leurs côtés, le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, son adjoint aux opérations de maintien de la paix Jean-Marie Guéhenno, celui aux affaires politiques Ibrahim Gambari, le représentant spécial pour la Côte d’Ivoire Pierre Schori et le haut représentant pour les élections Gérard Stoudman.
Enfin, les dirigeants africains : le Burkinabè Blaise Compaoré (président du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine, UA), le Sud-Africain Thabo Mbeki, le Congolais Denis Sassou Nguesso (président en exercice de l’UA), le Malien Alpha Oumar Konaré (président de la Commission de l’UA) et le Ghanéen John Kufuor. Amadou Toumani Touré, Olusegun Obasanjo – qui a dû quitter précipitamment New York en raison du crash aérien qui venait d’endeuiller le Nigeria – et Mamadou Tandja sont représentés par leurs ministres des Affaires étrangères. Mohamed Ibn Chambas, le secrétaire exécutif de la Cedeao, complète la liste.
Ce minisommet se déroule dans une ambiance sereine. Pas d’éclat de voix ni de crise de nerfs. La courtoisie est de mise. Même si, parfois, certains expriment leur ras-le-bol et leur volonté affichée d’en finir avec un statu quo qui n’a que trop duré. Les membres de l’opposition, évidemment, acceptent mal l’absence de Laurent Gbagbo, eux qui ont assisté à toutes les réunions organisées par la Cedeao, l’UA ou l’ONU sur la Côte d’Ivoire
Trois points figurent à l’ordre du jour : le statut de la mise en uvre des décisions prises à Yamoussoukro le 5 juillet 2006 (accélérer l’application de la feuille de route et la progression du processus de paix), la revue du calendrier électoral et, enfin, la poursuite du processus de paix à l’issue de la période de transition, fixée au 31 octobre.
Kofi Annan, pressé par le temps (il doit participer à une autre réunion prévue à 16 heures), prend la parole et demande à Banny et à Schori de faire le point sur les mesures arrêtées à Yamoussoukro. Banny commence par expliquer que, depuis le 5 juillet, il a assisté à l’accélération du processus des audiences foraines et que le décret portant mise en place de la Commission électorale a été pris. En revanche, la convocation des bailleurs de fonds n’a pu se faire puisqu’elle était liée au processus DDR (Désarmement, Démobilisation, Réinsertion) enlisé. La réunion des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) a eu lieu, le précantonnement des deux armées aussi, et le démantèlement des milices a commencé – timidement. Mais le dialogue a été interrompu en raison des problèmes causés par les audiences foraines pour l’identification des personnes.
D’après Schori, les progrès sont « limités » et le pays se retrouve à nouveau dans une situation de « blocage ». Principal problème à ses yeux : la sécurité. « La violence est dans l’air », explique-t-il. Les menaces contre les acteurs politiques ou le personnel de l’ONU sont persistantes. Seule solution : élargir le mandat des forces impartiales (Onuci et Licorne) et augmenter leurs effectifs. Enfin, toujours selon Schori, il convient d’éviter « tout conflit entre la Constitution ivoirienne et la résolution 1633 ».
Le deuxième point de l’ordre du jour, le calendrier électoral, est alors examiné. Annan donne la parole à Stoudman. « L’identification est au cur du processus », déclare ce dernier. Avant d’expliquer que, selon les estimations, entre 500 000 et 4 millions de personnes sont concernées. Un comité de pilotage est en train de réaliser un travail technique, dont les résultats devront être adoptés par le Premier ministre. Enfin, il reste l’environnement électoral, vicié par les questions de sécurité. Le territoire n’est pas réunifié et le problème de la mobilité des acteurs politiques se pose. Stoudman, enfin, estime la durée du processus d’identification entre sept et huit mois, et les délais techniques nécessaires à l’organisation du scrutin lui-même entre trois et quatre mois. Soit, au total, entre dix et douze mois, voire plus. Il conclura sur la nécessité d’avoir des listes électorales crédibles et acceptables par tous. Pour lui, c’est le « cur du problème ».
Annan reprend la parole pour fixer le modus operandi : la Cedeao fera ses recommandations à l’UA, laquelle transmettra les siennes au Conseil de sécurité de l’ONU.
Dernier point à l’ordre du jour : la poursuite du processus de paix à la fin de la période de transition. Annan confirme les déclarations du Groupe de travail international (GTI) : les élections ne pourront avoir lieu d’ici au 31 octobre. Il pense qu’il faudra trouver un « nouvel arrangement institutionnel » avant de préciser que DDR et identification devront se faire sans conditions préalables émises par l’une ou l’autre des parties. Avant de quitter la réunion à 16 heures, il cède la parole aux présidents Sassou, Konaré et Mbeki.
Pour le président en exercice de l’UA, Denis Sassou Nguesso, le « climat général est pollué ». En outre, il convient de remédier aux ambiguïtés de la résolution 1633 dans laquelle les pouvoirs du Premier ministre ne sont pas clairement définis. Alpha Oumar Konaré, lui, explique qu’il a été à Abidjan récemment pour une mission d’information au cours de laquelle il a rencontré Gbagbo et Banny. « Il faut tout faire pour que le processus soit crédible et acceptable par tous », explique-t-il. Il mettra également en avant la nécessité de veiller à l’environnement électoral et d’augmenter le nombre des troupes sur place. Et de conclure sur l’importance revêtue par le fait que le leadership de l’ONU et de l’UA doit constituer un « front uni et harmonieux ».
C’est au tour du médiateur sud-africain. Le président Mbeki, plusieurs fois contesté par l’opposition ivoirienne, qui dénonce son parti pris en faveur de Gbagbo, commence par préciser qu’il n’est pas en mesure de faire un rapport à Annan, comme ce dernier le lui a demandé, arguant du fait qu’il ne s’est pas rendu en Côte d’Ivoire depuis la nomination de Banny, en décembre 2005 (il fera le déplacement d’Abidjan le 25 septembre). Il laisse ainsi la parole à Bédié, Ouattara et Soro.
C’est Bédié qui commence. D’emblée, il met l’accent sur les blocages à répétitions imputables au camp présidentiel. Le dernier en date concernant les audiences foraines que le Front populaire ivoirien (FPI) a appelé à boycotter et qui ont été le théâtre d’affrontements ayant entraîné des morts. Une situation provoquée, selon lui, par Gabgbo et dont les Forces nouvelles ont pris prétexte pour suspendre leur participation au dialogue militaire. Pour Bédié, il faut renforcer les pouvoirs (notamment militaires et financiers) du Premier ministre après le 31 octobre, et faire en sorte qu’il devienne le seul responsable de la transition. Quitte à mettre en place un Haut Conseil de la République regroupant les différents partis pour assurer le suivi de la transition.
Ouattara prend le relais. Les deux hommes, qui se sont concertés le 17 septembre à Paris, sont sur la même longueur d’ondes. Ouattara exprime le sentiment de lassitude qui habite l’opposition. Il indique que treize rencontres internationales ont été consacrées à la crise ivoirienne, dont le coût est énorme : 70 millions de dollars par mois déboursés par la communauté internationale (soit plus de 800 millions par an), 2 à 3 milliards de dollars de pertes pour le PIB du pays (4 à 5 points de croissance par an). Et de mettre l’accent sur les pertes en vies humaines et sur la paupérisation de la population. « Un groupe de personnes ne peut pas prendre en otage tout un peuple sur une si longue période avec un coût aussi exorbitant. Ce qui a été essayé s’est révélé vain. Il faut avoir le courage de changer », explique-t-il. Avec une idée fixe : après le 31 octobre, Gbagbo n’est plus chef de l’État. La Constitution doit être suspendue et la totalité du pouvoir exécutif confiée au Premier ministre. Lequel sera sous le contrôle d’un mécanisme à mettre en place, une sorte de Conseil présidentiel de surveillance, composé des principaux partis politiques. Enfin, Ouattara souhaite le renforcement du mandat des Nations unies tant sur le plan de l’organisation des élections que sur le volet militaire.
Guillaume Soro, leader des Forces nouvelles, conclut ce « tour de table » des acteurs ivoiriens par quatre propositions pour « sortir de l’impasse ». La première porte sur la refonte de l’armée, avec un état-major intégré placé sous l’autorité du Premier ministre. La deuxième a trait à l’identification générale des populations avec la délivrance concomitante des jugements supplétifs et des certificats de nationalité, ce dont le président Gbagbo ne veut pas entendre parler. D’après Soro, seules 25 000 personnes sur les 4 millions concernées ont obtenu un jugement supplétif et 30 000 sur 9 millions un certificat de nationalité. Des chiffres contestés, bien sûr, par le FPI. Troisième recommandation : la suspension de la Constitution. Enfin, dernier point : un nouveau cadre institutionnel. Avec comme principe de base que « tous les candidats déclarés ou connus soient écartés de la gestion de la transition ». Un président de transition disposant des pouvoirs exécutifs et deux vice-présidents, l’un gérant la refonte de l’armée, l’autre l’identification de la population. Le FPI et les Forces nouvelles devant disposer de ces deux postes.
Reste aux chefs d’État de la sous-région à s’exprimer. Compaoré, puisqu’il préside le Conseil de paix et de sécurité de l’UA, préfère laisser la parole à Mbeki. Celui-ci commence par expliquer qu’il n’a rien contre ces propositions, mais qu’il considère que ces décisions doivent être prises par l’ensemble des signataires de Marcoussis. En l’absence de Gbagbo, cela ne peut être le cas Il suggère d’organiser une autre réunion à Abidjan en présence de tous les signataires. Soro réagit vivement, s’emporte. Il ne participera à aucune réunion à Abidjan. Et pose la question de savoir ce qui aurait été fait ou dit si en lieu et place de Gbagbo, c’étaient les Forces nouvelles qui avaient boycotté New York
Le Ghanéen John Kufuor intervient le premier pour éviter que la tension monte et déclare que trois des quatre principaux acteurs ayant tout de même fait le déplacement, il convient de transmettre leurs points de vue. Les ministres des Affaires étrangères malien et nigérian, eux, bottent en touche. Leurs pays feront connaître leur position au Sommet extraordinaire de la Cedeao, qui doit alors se réunir le 6 octobre, à Abuja
Il est plus de 17 h 30, tout le monde s’est exprimé. C’est Jean-Marie Guéhenno, le secrétaire général adjoint de l’ONU chargé des opérations de maintien de la paix, qui résume les débats. D’abord, les décisions, qui doivent gérer l’après-31 octobre, seront bel et bien prises dans l’ordre : Cedeao, UA et, enfin, ONU. Ensuite, il revient sur les causes du blocage et l’impossibilité d’organiser les élections à la date prévue. Comme il ne s’agit pas de raisons techniques, il faut revoir le « fondement de l’arrangement ». Quatre points lui paraissent cruciaux : la durée de la transition, l’arrangement institutionnel, qui doit être sans ambiguïté (clarification entre la résolution 1633 et la Constitution), le renforcement du mandat de l’Onuci et de ses capacités militaires, si possible avant la fin octobre et, enfin, la mise en place d’un mécanisme de sauvegarde tant sur le plan de l’arrangement institutionnel que sur celui du pouvoir du haut représentant aux élections. Et Guéhenno de conclure ainsi : « Le message de la communauté internationale doit être clair ! ».
Charles Konan Banny clôture la réunion de manière solennelle. Il fera « tout son possible » jusqu’au 31 octobre (échéance de son mandat) pour conduire et débloquer le processus. Il est 17 h 45. Les portes de la salle du siège des Nations unies se referment sur la désagréable impression d’un retour à la case départ. Un retour à octobre 2005.

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