Schizophrénie à Tripoli
En dépit des rêveries panafricaines de Mouammar Kadhafi, les immigrés subsahariens ne sont pas vraiment mieux traités en Libye qu’ils ne le sont au Maroc, en Tunisie ou en Algérie !
Depuis bien longtemps, Mouammar Kadhafi s’efforce de séduire l’Afrique subsaharienne. Non sans succès : une bonne partie des chefs d’État du continent ne lui ont pas ménagé leur
soutien lors de l’embargo onusien contre son pays ou lors de ses démêlés avec les Américains et les Britanniques après l’attentat de Lockerbie (1988).
À la fin des années 1990, le « Guide » de la Jamahiriya libyenne s’est soudainement mué en chantre de l’unité africaine. Il a été à l’origine de la création de la Communauté des
États sahélo-sahariens (Cen-Sad), puis de la transformation de la vieille OUA en Union africaine. La ville de Syrte abrite depuis sa création, en 1999, le siège de la Banque africaine pour le développement et le commerce (BADC), et Kadhafi ne perd pas une occasion d’appeler à l’instauration de la libre circulation des biens et des personnes sur le continent et à la création d’une compagnie aérienne panafricaine en lieu et place de la défunte Air Afrique. Au total, la Jamahiriya a investi plus de 4 milliards de dollars en six ans au sud du Sahara. Ce qui n’empêche pas ses ressortissants d’être régulièrement accusés de xénophobie. Voire de racisme.
Soixante-dix-neuf pour cent de la population libyenne est d’origine arabo-berbère, mais il existe une importante communauté noire dont les membres sont les lointains descendants
des esclaves victimes de la traite arabe ou de migrants venus du Soudan ou du Tchad. Et même parfois les produits de mariages « mixtes », même si le phénomène est marginal. Les Noirs sont majoritairement installés dans la région de Ghat (Sud-Ouest), près de la frontière algérienne, à Awbari et à Sebha, un peu plus au Centre, et à Koufra, dans le Sud-Est. Il n’existe aucune statistique concernant leur nombre.
Les Libyens noirs sont parfaitement intégrés dans la communauté nationale. Beaucoup mieux, assurément, que dans d’autres pays maghrébins. Ils ne sont l’objet d’aucune discrimination et occupent parfois des postes de responsabilité importants. Parmi les plus connus : Béchir Salah, le directeur de cabinet de Kadhafi, et Boudjermaa Fezzani, un ancien ministre de la Coopération africaine aujourd’hui ambassadeur à Damas. Mieux, chacun sait que les femmes chargées d’assurer la protection rapprochée du Guide sont pour la plupart des Noires.
Le seul vrai problème mais de taille concerne les immigrés subsahariens. Certains ne font que transiter en Libye sur le chemin de l’Europe, via le port de Zouara et l’île
italienne de Lampedusa. Mais d’autres ont bel et bien l’intention de trouver un travail et de s’installer durablement. Il est certain que le recours à la main-d’uvre étrangère
pourrait être plus strictement réglementé et les conditions de séjour mieux définies, mais ce n’est pas là le plus grave. Le plus grave, c’est le mépris. « J’ai été surpris de découvrir la manière dont les Noirs étaient traités, témoigne Tshitenge Lubabu, un journaliste zaïrois qui a séjourné à Tripoli, il y a quelques années. Quel que soit leur
statut, ils passaient pour des moins que rien. » Notre confrère a eu l’occasion de s’entretenir avec les ressortissants de nombreux pays : Tchad, Niger, Nigeria, Liberia,
Soudan, Côte d’Ivoire, Congo Il se souvient de leur peur, palpable, obsédante. À cause de la couleur de leur peau, ces gens-là avaient l’impression d’être indésirables
S’il faut en croire certains témoignages plus récents, la situation n’a pas vraiment changé. Un abîme continue de séparer les rêves panafricains de Kadhafi et le comportement quotidien de ses compatriotes. Le problème est avant tout culturel. Habitués à vivre en quasi-autarcie, les Libyens se sentent agressés par l’irruption massive de Subsahariens
dont beaucoup n’ont même pas besoin de visa pour se rendre dans leur pays. D’autant que la présence de ceux qui sont entrés illégalement est tolérée par les autorités Mais les
considérations économiques jouent aussi leur rôle. « Les 10 milliards de dollars que le pétrole rapporte chaque année suffisent à peine à faire vivre les Libyens. Je n’ai rien contre les Africains, mais il faut être réaliste : nous ne sommes pas un eldorado », explique Saïd, un chef d’entreprise blanc.
La situation est explosive, et il suffit parfois d’une étincelle pour que tout s’embrase. En septembre 2000, à Ezzaouia, une rumeur court : une jeune Libyenne a été violée par un
Nigérian. Aussitôt, une véritable chasse à l’homme s’organise contre tous les Subsahariens, sans distinction. Ezzaouia, Tripoli et d’autres grandes villes sont le théâtre de véritables scènes d’émeutes. Un diplomate tchadien est molesté, l’ambassade du Niger est la proie des flammes. On ne connaîtra jamais le nombre exact des victimes. Les autorités avancent le chiffre de six morts et de plusieurs dizaines de blessés. Les organisations des droits de l’homme parlent de cinq cents morts.
« Nous vivons la peur au ventre, raconte Adoune le Tchadien [32 ans]. Il arrive souvent que des civils se fassent passer pour des policiers afin de nous racketter. Inutile
d’aller au commissariat : toutes les plaintes restent sans effet. Mieux vaut encore s’arranger à l’amiable avec les racketteurs. » Saïd Brahim, un ingénieur en informatique nigérien, confirme : « Je suis venu ici pour gagner de l’argent, mais j’ai vite déchanté. Parfois, on nous fait travailler sans nous payer. On nous insulte, on nous traite d’abid [esclaves]. C’est comme si nous n’étions pas des êtres humains. Je ne sais si Kadhafi est au courant de tout ça. » « Chaque fois qu’un employeur me paie, il accompagne son geste d’une humiliation, renchérit Léo, un peintre en bâtiment. Comme si je ne méritais pas le salaire dérisoire qu’il me verse. Des Libyens, il y en a des bons, comme partout, mais ce ne sont pas les plus nombreux. » Arrivé du Togo en 2002, il n’a pas un seul ami libyen. Sur les chantiers, ses collègues de travail l’évitent.
Les Subsahariens sont souvent accusés d’être à l’origine du développement de la violence, du trafic de drogue et de la prostitution. On les dit porteurs du sida, voire anthropophages ! Il n’est pas rare qu’ils soient arrêtés sans raison. « Un jour, se souvient le Burkinabè Joachim, j’ai été interpellé alors que je me promenais tranquillement. J’étais parfaitement en règle, mais les policiers m’ont traité de tous les noms et conduit au poste, où j’ai passé la nuit. Le lendemain, vers 16 heures, ils
m’ont demandé de déguerpir, comme ça, sans explication ! »
Stephen le Zambien, qui travaille dans la restauration, a, lui, des problèmes de cur. « L’erreur à ne surtout pas commettre, explique-t-il, c’est d’aborder une femme en public.
Là, vous vous exposez à de sérieux désagréments. Pourtant, les filles nous apprécient et viennent volontiers nous parler quand elles ne voient personne alentour. Mais dès qu’un
de leurs compatriotes apparaît, elles battent en retraite ou font semblant de nous insulter. J’ai songé à me convertir à l’islam afin de pouvoir me marier selon les règles, mais des amis m’ont prévenu que c’était inutile : jamais je ne serai autorisé à épouser
une Blanche. En revanche, un Blanc peut parfaitement prendre une Noire pour épouse. »
Il ne se passe pratiquement pas de mois sans que la disparition d’un immigré soit signalée. Chaque fois, le Guide appelle ses compatriotes à la modération et au « respect des étrangers venus des pays frères ». Du coup, ces derniers s’inquiètent de l’après-
Kadhafi et se prennent à rêver qu’un de ses fils soit un jour appelé à lui succéder !
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