Retour dans l’île des Lotophages

Publié le 10 août 2004 Lecture : 4 minutes.

Des écrivains de toutes les époques ont essayé de déchiffrer l’énigme de Djerba. Tous ont capitulé devant son charme exquis. Peu éloignée du continent et toujours d’accès facile, cette île tunisienne est habitée depuis la nuit des temps. Un microclimat exceptionnellement doux offre des conditions de vie très favorables à l’homme et à la faune. Les fruits arrivent à une maturité incomparable. Les grenades luisent d’un rouge profond dans le feuillage vert foncé, les pêches, les abricots et les figues sont beaucoup plus sucrés, et il en va ainsi de tous les autres fruits dont vous pouvez rêver. Avec le temps s’y développa une race d’homme d’une hospitalité sans égale. Homère, créateur de légendes grecques et grand reporter de son époque, décrivit Djerba comme « l’île des Lotophages ». L’environnement lui sembla si hospitalier et les habitants si avenants qu’il pensa que tous ses habitants se nourrissaient exclusivement de pétales de fleurs. Il se rapprochait un peu du secret de cet endroit magique, intemporel et ouvrant la porte à l’imaginaire.
Ulysse eut toutes les peines du monde à s’arracher avec ses compagnons de l’île pour retourner vers sa Pénélope délaissée et son royaume d’Ithaque. Le grand navigateur inventa tous les jours de nouveaux prétextes pour retarder son départ.
Il y a environ quarante ans, alors collaborateur de la première heure de Jeune Afrique, je mettais, pour la première fois, le pied sur l’île de Djerba. C’était à l’aube, à marée haute, le seul moment de la journée où, en venant de Sfax par bateau, l’on peut aborder l’île plate située en eau peu profonde.
Je suis souvent retourné sur l’île souriante, en général en avion ou en hélicoptère, mais toujours pressé par des soucis professionnels. Le plus souvent, j’y venais en tant que photographe pour capturer les beautés de ses sites et les jeux de couleurs et de lumières si singuliers.
Puis, durant de longues années, je n’ai plus eu aucun contact avec l’île des Lotophages. Jusqu’au jour où j’ai vu à la télévision l’explosion de la synagogue de la Ghriba. Je suis revenu dans l’île, sans aucune raison professionnelle, fondu dans la cohue des touristes. Je me promenais les yeux et l’esprit grands ouverts.
Je me dirigeais d’Houmt Souk, la plus grande agglomération de l’île, vers le môle du port. Après le bassin antique, dans une petite crique, les restes délabrés d’une épave m’apparurent. On ne discernait plus que des débris de navire dans la boue mouillée, mélange de sable, d’algues et d’eau croupissante. C’est là qu’un pauvre vieillard aux yeux myopes plongés dans l’eau peu profonde m’entraîne dans une conversation sans queue ni tête. Dans un dialecte erratique, il essaie de me raconter l’histoire décousue de sa vie. Il bafouille comme si la matière grise sous sa calotte crânienne avait été maltraitée par le soleil et des événements cruels. Son bateau est irréparable, et il manque d’énergie pour en reconstruire un autre. Ses compagnons sont morts les uns après les autres et enterrés depuis longtemps. Le vieillard vit des offrandes généreuses de la population locale qui, par pitié, lui apporte à manger et à boire.
Le sel de mer tombe en grosses pellicules de ses jambes bronzées. Ses pieds sont entourés de piles de poteries sales sur lesquelles des mouches au ventre vert organisent des festins orgiaques. Il reste assis, regardant le bateau tomber en lambeaux, tout en prononçant des mots incompréhensibles.
Je réponds par monosyllabes, ne sachant comment réagir devant ce vieillard qui semble un peu fou et que j’écoute d’une oreille distraite bavarder dans son dialecte caillouteux. Mes pensées flottent dans toutes les directions, quand un soupçon horrible se forme dans un coin de mon cerveau : est-il possible que le grand Homère n’ait finalement été qu’un petit auteur de pacotille arrangeant un happy end juste pour le plaisir de Hollywood ? Là où une Pénélope délaissée par un mari oublieux aurait été entraînée dans un mariage dénué de sens avec un armateur grec, Homère aurait-il simplement inventé sa belle fable de l’amour éternel entre la fidèle Pénélope et le rusé Ulysse ?
Je reviens à la réalité quand le soleil disparaît en une symphonie de couleurs dans une mer dorée. Les doigts d’une feuille de palmier cassent les derniers rayons rouge et jaune. Le soleil bas me brûle les yeux. Le vieux me semble subitement enveloppé dans un large manteau brodé d’or, et dans ses cheveux hirsutes brille une couronne d’or. Il s’est levé et me salue avec un geste élégant. La main droite posée sur son coeur, il se penche en avant pour me remercier de notre conversation et se présente : « Mes compagnons m’appelaient Ulysse. »

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