Que vont-ils faire d’Accra III ?

L’ interprétation de l’accord que les principaux acteurs de la crise ont signé le 30 juillet dans la capitale ghanéenne nourrit la controverse. L’élection présidentielle d’octobre 2005 est dans tous les esprits…

Publié le 10 août 2004 Lecture : 6 minutes.

Abidjan attend, le 9 août, le premier Conseil des ministres au grand complet depuis le mois de mars dernier. Attend seulement, car après une pénible gestation de quarante-huit longues heures, l’accord d’Accra III enfanté tard dans la nuit du 30 juillet alimente une vive polémique. Elle a commencé alors même que les chefs d’État présents au « minisommet sur la Côte d’Ivoire » n’avaient pas fini de quitter le centre de conférences Homowo de la capitale ghanéenne. Et les journaux ne sont pas les derniers à se lancer dans la controverse, qui ajoutent à la confusion à Abidjan. Leurs titres de une disent tout et son contraire : « Gbagbo résiste et… craque », « Gbagbo n’a rien lâché », « Les réformes institutionnelles avant le désarmement », « Les rebelles sommés de désarmer sans condition », « Une solution politique pour l’éligibilité », « L’article 35 sera soumis au référendum »…
Le 31 juillet, le camp présidentiel prend les devants pour livrer sa lecture de l’accord. Désiré Tagro, conseiller de Gbagbo chargé des affaires juridiques, monte au créneau : « L’accord dit que le président de la République doit user des moyens que lui confère la Constitution pour mettre en oeuvre la révision de l’article 35 sur l’éligibilité. Il va donc soumettre le projet d’amendement à l’adoption du Parlement, puis au référendum. […] Le désarmement des Forces nouvelles doit intervenir sans condition au plus tard le 15 octobre 2004. Le chef de l’État a reçu une lettre de son homologue gabonais Omar Bongo Ondimba qui, au nom de tous ses pairs présents à Accra, lui a demandé de bien vouloir reprendre dans le gouvernement les ministres qui en ont été éjectés en mai dernier. »
Le secrétaire général des Forces nouvelles, Guillaume Soro, a compris et retenu tout autre chose du document issu du huis clos d’Accra. Il rappelle la priorité qu’accorde Accra III au vote des réformes juridiques prévues à Linas-Marcoussis et réitérées dans la capitale ghanéenne. Et d’insister sur la délégation effective de pouvoirs au Premier ministre, ainsi que sur la « concomitance » du désarmement de toutes les forces en présence.
La polémique enfle, plongeant davantage dans le flou les Ivoiriens qui attendaient tant des assises d’Accra. Albert Tévoédjrè, patron de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci), se décide, le 2 août, à remettre les pendules à l’heure. Dans un style sans fioritures, le coordonnateur du comité de suivi des accords de Linas-Marcoussis indique que « l’article 35 doit être obligatoirement amendé » sur la base d’une « solution politique », et que « le président Gbagbo s’est effectivement engagé devant ses pairs à intégrer les ministres limogés du gouvernement ». Et de menacer en des termes à peine voilés que toute partie qui se soustrait à ses obligations s’exposera à des sanctions de l’ONU.
La sortie du diplomate béninois fait des remous, notamment à la présidence ivoirienne. Laurent Gbagbo envisage de faire parvenir dans les prochains jours une lettre de protestation à son homologue ghanéen John Kufuor, président en exercice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et « parrain » de l’accord de paix. Une copie du courrier présidentiel sera également adressée à Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU.
Présidence et état-major de l’ex-rébellion appuyée par le G7 (le groupe de sept des dix parties signataires des accords de Marcoussis) restent chacun solidement campés sur ses positions. Rien de bien nouveau. Les partisans du chef de l’État répètent à l’envi que toutes les réformes institutionnelles vont se faire en conformité avec la Constitution. Leurs adversaires rétorquent, dans la lancée de la position défendue par Bongo Ondimba et Kofi Annan à Accra, que la crise ivoirienne appelle une solution « politique » et non « juridique ». Ils soutiennent qu’« en raison des graves menaces persistantes contre l’intégrité territoriale de la Côte d’Ivoire causées par la crise continue » (la formule figure noir sur blanc dans le texte de l’accord), Gbagbo devrait user des « pouvoirs exceptionnels » qui lui sont reconnus par l’article 48 de la Loi fondamentale pour procéder directement aux réformes exigées sur l’éligibilité, la nationalité, le foncier rural, la commission électorale indépendante… Un dialogue de sourds, en somme. Le président Gbagbo, qui a tenu à faire enlever toute référence à l’article 48 dans l’accord, n’est en effet pas près de suivre la lecture de ses adversaires.
Confirmé dans son rôle de personnage central du processus de paix, aux termes d’Accra III, le chef de l’État est appelé à orchestrer la mise en oeuvre des dispositions de Marcoussis sur lesquelles il a plus d’une fois exprimé des réserves, voire des réticences. Ses adversaires brandissent une menace : refuser de déposer les armes jusqu’à ce que de telles dispositions se traduisent dans la réalité.
Entre ces interprétations, la communauté internationale va devoir arbitrer. Kofi Annan a fait endosser dès le 4 août l’accord d’Accra III par le Conseil de sécurité de l’ONU. À l’intention de celui-ci, un groupe de suivi de trois membres composé des représentants des Nations unies, de l’Union africaine et de la Cedeao établira, tous les quinze jours, un rapport sur l’état de l’application de l’accord d’Accra III. Le cas échéant, le Conseil de sécurité décidera de la « conduite à tenir » vis-à-vis de telle ou telle partie qui bloquerait la mise en oeuvre des décisions arrêtées dans la capitale ghanéenne.
On n’en est pas encore là. Pour l’heure, les premiers pas vont dans la direction indiquée par Accra III. Le 2 août, Laurent Gbagbo a demandé au Premier ministre, Seydou Elimane Diarra, de réunir le Conseil des ministres le 9 août. Le chef de l’État y a convoqué Guillaume Soro, Patrick Achi et Youssouf Soumahoro, sans prendre un décret pour annuler celui qui les avait limogés en mai dernier. « Les décrets touchant à la composition du gouvernement ne peuvent être pris en dehors du cadre du Conseil des ministres », nous explique Désiré Tagro.
Beaucoup pensent toutefois que les jours de Soro dans l’équipe de Diarra sont comptés. À en croire certaines sources, les Forces nouvelles s’attelleraient même en ce moment à trouver des personnalités non « marquées » pour occuper les postes qui reviennent à l’ex-rébellion. Parmi les plus cités : Francis Koulibaly, fils du patron de la Société générale de banques de Côte d’Ivoire (SGBCI) à Abidjan, dont le nom a été communiqué à Seydou Diarra pour remplacer Roger Banchi, ministre des Petites et Moyennes Entreprises, récusé par ses amis de la rébellion pour avoir pratiquement rejoint le camp Gbagbo.
Le retour des limogés aux affaires va remettre à l’ordre du jour « la guerre des cabinets » qui a meublé les premiers mois du gouvernement de réconciliation nationale. Les ministres chargés d’assurer l’intérim de leurs collègues « licenciés » ont tout changé : des membres des cabinets aux… serrures des bureaux. D’où cette sortie mi-enjouée mi-sérieuse de Soro, en présence de Gbagbo, le 30 juillet à Accra : « Dites au grand frère Hubert Oulaye [le ministre de la Fonction publique, chargé d’assurer l’intérim à la tête du département de la Communication] de me remettre mes clefs. Je veux travailler, maintenant. » Réplique du chef de l’État dans le même ton : « Tu ne changeras jamais, toi. »
La « guerre des postes » ne peut que s’accentuer à mesure qu’approche la présidentielle d’octobre 2005. Une échéance plus que jamais en vue depuis que les rideaux sont tombés sur le « minisommet » d’Accra. La rencontre a (définitivement) scellé l’unité du G7 contre Gbagbo. Tout au long des travaux, cette structure s’est régulièrement concertée et a agi comme une seule et même entité. L’ex-président Henri Konan Bédié, que l’on a aperçu dans les couloirs du centre de conférences Homowo main dans la main avec Alassane Ouattara, ne fait aucun mystère de sa volonté de fédérer autour de sa personne toutes les forces issues de l’houphouétisme. « Le RDR, l’UDPCI ou le MFA disent : « vous, Monsieur Bédié, président du PDCI-RDA, vous êtes le dépositaire historique de l’héritage de Houphouët-Boigny… » »
Pendant que Bédié travaille à unir ses forces à celles de « [son] frère Ouattara » (sic) ainsi que de tous les « houphouétistes » (Paul Akoto Yao, Anaky Kobénan…), Gbagbo oeuvre pour reconfigurer le champ politique ivoirien en sa faveur. Il s’est ainsi rendu dans la plus grande discrétion chez Séri Gnoléba, baron historique du PDCI, pour déjeuner avec lui, en famille, le 3 août.
Après avoir passé près de vingt-deux mois à jouer à se faire peur, les Ivoiriens seraient-ils donc décidés à faire toute la place à la politique ? Pour ceux qui en doutent encore, l’horizon 2005 s’est dégagé depuis Accra. Et la course vers le fauteuil présidentiel est plus que jamais engagée.

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