Le tropisme africain de Lula

Avec l’intense activité diplomatique et commerciale de Brasilia en direction du continent, une nouvelle convergence Sud-Sud prend forme.

Publié le 10 août 2004 Lecture : 7 minutes.

En moins de deux ans de présidence, Luiz Inácio « Lula » da Silva s’est déjà rendu trois fois sur le continent africain. Sa première tournée, début novembre 2003, l’avait conduit successivement à São Tomé e Príncipe, en Angola, au Mozambique, en Namibie et en Afrique du Sud. Un mois plus tard, il était en Libye et en Égypte. Tout dernièrement, après avoir présidé le Ve Sommet de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP), qui se tenait du 26 au 27 juillet à São Tomé, il ajoutait à sa liste le Gabon et le Cap-Vert. Bilan : neuf pays visités, des dizaines de projets de coopérations signés, des relations bilatérales en plein essor et de nouveaux contrats pour les entreprises brésiliennes.
En dix-neuf mois, Lula a donc plus fait pour les relations politiques et commerciales entre son pays et l’Afrique que tous les présidents qui l’ont précédé au palais du Planalto. Il est vrai qu’ils étaient tous issus de cette oligarchie latino-américaine qui n’a d’yeux, depuis toujours, que pour l’Europe et les États-Unis. Lula estime, lui, que la place du Brésil n’est pas à l’ombre des riches, mais en plein soleil, à la tête d’un front des pays pauvres pour un monde plus équitable.
C’est dans cet esprit qu’il a réactivé le marché commun de l’Amérique du Sud, le Mercosur, qui sommeillait depuis quelques années, et qu’il a immédiatement annoncé son grand projet de convergence des pays en développement pour peser plus lourd dans les négociations multilatérales. Une stratégie qui s’est manifestée avec éclat lors de la Ve Conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui s’est tenue à Cancún (Mexique), en septembre dernier. Faute d’avoir obtenu des pays industrialisés qu’ils cessent de subventionner leur agriculture, un groupe de vingt-deux pays (le G22) emmenés par le Brésil et l’Inde a fait échouer la Conférence et empêché la signature d’un accord sur la circulation des produits industriels. Même si cette bataille est encore loin d’être gagnée (début août 2004, à Genève, les pays africains producteurs de coton n’ont pas vraiment obtenu satisfaction à l’OMC), il ne fait guère de doute que la politique d’alliance voulue par Lula finira par porter ses fruits. Car c’est la seule qui permet aux pays en développement de « défendre leurs intérêts, dans un monde où les pays développés ont leurs propres règles du jeu et le contrôle de leurs marchés », ne cesse-t-il de répéter.
On voit mal, en effet, comment le Bénin, le Burkina Faso, le Mali et le Tchad, pour ne parler que d’eux, et qui ont fini par rejoindre le G22, pouvaient, à eux seuls, contraindre George W. Bush à supprimer la Farm Bill, une loi qu’il a fait adopter en mai 2002, et qui a porté à 175 milliards de dollars sur dix ans l’aide fédérale aux agriculteurs américains. Grâce à la Farm Bill, un producteur de coton de l’Alabama recevra un prix supérieur de 76 % à celui du marché, auquel est soumis, en revanche, le producteur béninois. Une plantation de l’Arkansas a ainsi empoché 6 millions de dollars à elle seule… Une somme équivalente à ce que peuvent gagner 24 000 paysans maliens, et qui ne leur permettra pas de couvrir leurs frais de semences, de pesticides et de fertilisants.
À ce stade, la rébellion de Cancún a déjà eu le mérite d’étaler au grand jour la profonde injustice dont sont victimes les pays pauvres et de placer leurs revendications sous les feux de l’actualité.
Persuasif, habile négociateur, le président brésilien est même parvenu à faire admettre par certains membres de l’Union européenne – Jacques Chirac lui-même s’est exprimé dans ce sens – la nécessité d’en finir avec un système d’échanges totalement déséquilibré, pour lui substituer un modèle orienté vers la réduction de la pauvreté. C’est ainsi qu’en juin 2003, devant les représentants du G8 réunis à Évian (France), il démontrait que c’est précisément là où les « stratégies économiques prédominantes ont été appliquées avec fondamentalisme que le chômage, la faim et la misère ont progressé ». Et de rappeler que les pays du Sud qui avaient consenti des efforts d’ajustement n’ont conquis, en fin de compte, aucun nouvel espace dans le commerce mondial. Alors qu’il est établi que si l’Afrique, le Sud-Est asiatique et l’Amérique latine pouvaient augmenter de 1 % seulement leur participation aux exportations mondiales, les revenus générés permettraient de sortir de la pauvreté 128 millions de personnes. Autant de vérités « altermondialistes » qu’un ancien ouvrier né dans la pauvreté assène désormais aux maîtres du monde. Car Lula ne s’embarrasse pas d’étiquettes politiques et ne refuse aucune tribune. Il part du principe que « quand une cause est juste, c’est la volonté, le dialogue et la négociation qui la font triompher ». Une philosophie qu’on aurait tort de qualifier d’angélique (Wade l’a comparé, non sans ironie, à l’abbé Pierre), tant cet homme jovial peut aussi se montrer pragmatique et pugnace.
Depuis le « non » de Cancún, et dans la perspective d’un nouveau bras de fer avec le Nord, Lula s’emploie à renforcer son camp. Et à se rapprocher de l’Afrique. Une entreprise de séduction dans laquelle le Brésil, puissance en devenir, ne manque ni d’atouts, qu’ils soient économiques ou culturels, ni d’initiatives. C’est ainsi qu’après avoir été à l’origine de la signature d’un accord de libre-échange entre le Mercosur et l’Union douanière d’Afrique du Sud (Sacu), qui regroupe le Botswana, le Lesotho, la Namibie, le Swaziland et l’Afrique du Sud, Lula a annoncé, le 27 juillet à São Tomé, son intention de proposer aux membres du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay) que les produits en provenance de la Communauté des pays africains de la CPLP puissent bénéficier d’une importante baisse des tarifs d’importation. Une manière de montrer l’exemple en matière de commerce équitable, tout en dynamisant les échanges Sud-Sud.
Puisque générosité bien ordonnée commence par soi-même, le président brésilien ne manque jamais de se faire accompagner, lors de ses déplacements en Afrique, par une centaine de chefs d’entreprise. C’est ainsi que, depuis l’extraction et le transport du charbon au Mozambique – avec construction d’un port minéralier – jusqu’à l’exportation de pièces détachées vers l’Afrique du Sud, en passant par la gestion des hydrocarbures à São Tomé, l’adduction d’eau en Angola où les projets de développement agricole dans la vallée du Zambèze, le premier voyage de Lula a beaucoup contribué à renforcer la présence brésilienne sur le continent. Et la conquête continue. Notamment au Gabon, seul pays francophone visité à ce jour par Lula, où la Companhia Vale do Rio Doce (CVRD), premier producteur mondial de fer, a maintenant bon espoir de devenir également le premier producteur mondial de manganèse. Après trois mois de prospection, la CVRD vient d’être autorisée à exploiter deux sites très prometteurs dans les régions de Franceville et de l’Okondja, dans le sud-est du pays. L’implantation du géant sud-américain au pays d’Omar Bongo Ondimba est une véritable bouffée d’oxygène pour l’économie gabonaise, en proie à de graves difficultés depuis la baisse de la production pétrolière. D’autant que la CVRD, par la bouche de son président-directeur général Roger Agnelli, s’est d’ores et déjà engagée à financer toutes sortes d’équipements périphériques tels que routes, gares, voies ferrées, barrages hydroélectriques… en plus des 6 milliards de F CFA (9,2 millions d’euros) déjà investis dans le projet.
Autre domaine où le Brésil pourrait intervenir : l’agriculture. Le pays dispose en effet de centres de recherche sur le manioc, qui pourraient être très utiles aux paysans gabonais. En matière de santé, c’est le Gabon qui a émis le voeu de voir le Brésil élargir jusqu’à Libreville son programme d’implantation d’unités de production de médicaments génériques destinés à la lutte contre le sida, jusqu’alors cantonné au Mozambique et à la Namibie. La santé est un secteur où le Brésil peut sans doute faire une percée remarquable, d’autant que chaque projet est assorti d’un programme de transfert de technologie, et d’une politique de bas tarifs adaptée aux économies locales.
Mais c’est peut-être en matière de gouvernance que Lula peut apporter sa plus originale contribution. Après avoir mis en place chez lui un système de gouvernement dit « électronique », grâce auquel aujourd’hui 99 % des contribuables brésiliens paient leurs impôts par Internet, peuvent consulter les comptes de la nation (budgets des ministères, dépenses publiques diverses, celles de la présidence etc.), prendre connaissance des décisions de justice et élire leurs représentants, Lula voudrait maintenant que les pays africains membres de la CPLP (São Tomé e Príncipe, Guinée-Bissau, Cap-Vert, Mozambique, Angola) puissent profiter de cette expérience. Il n’y aurait qu’à espérer que tous les chefs d’État africains concernés aient, comme Lula, le culte de la transparence.
Quoi qu’il en soit, personne ne peut nier qu’aujourd’hui le Brésil et l’Afrique se sont rapprochés, que l’axe Sud-Sud s’est renforcé, et que quand Lula parlait, le 1er janvier 2003, jour de son investiture, de « liens profonds » et, plus tard, de « dette morale et historique envers l’Afrique », ce n’était pas que des discours.

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