« Le gâchis aurait pu être évité »

Publié le 10 août 2004 Lecture : 5 minutes.

Scientifique français renommé, Michel Lecoq, 57 ans, a consacré sa vie professionnelle à l’étude des criquets. Ce spécialiste de l’écologie et de la dynamique de ces populations d’insectes mène des travaux de recherche et organise des campagnes de lutte antiacridienne depuis plus de trente ans dans toutes les régions tropicales du globe. Il est responsable depuis 1997 du Prifas, l’unité de recherche en « acridologie opérationnelle » du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) à Montpellier (France). Son équipe met en oeuvre des projets et des stratégies opérationnelles de surveillance et de lutte contre les acridiens. Auteur de plus d’une quinzaine d’ouvrages sur la question, il a été élu président de l’Orthopterists’Society en 2001. Il est également membre du Groupe technique du comité de lutte contre le criquet pèlerin (DLCC) de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

Jeune Afrique/l’intelligent : Plusieurs centaines de milliers de litres de pesticides vont être déversés dans les zones du Sahara et du Sahel pour lutter contre le criquet pèlerin. Quel en sera l’impact sur l’environnement ?
Michel Lecoq : Plus de 6 millions d’hectares ont déjà été traités avec des insecticides chimiques. Au vu de l’aggravation régulière de la situation acridienne, il est probable que ces traitements vont continuer, en particulier au Sahel, pendant au moins toute la saison des pluies. Ils sont loin d’être inoffensifs sur l’environnement. Ces insecticides, outre les criquets, vont tuer quantité d’autres espèces d’insectes ravageurs. Or ces ennemis naturels constituent un important facteur de régulation à long terme des populations de criquets. Les traitements actuels sont un mal nécessaire pour essayer d’arrêter l’invasion même s’il aurait été évidemment préférable de la prévenir.
J.A.I. : Comment éviter un pareil désastre à l’avenir ?
M.L. : La solution, c’est la prévention. C’est la stratégie recommandée par la FAO qui consiste à surveiller régulièrement les « aires grégarigènes », c’est-à-dire les zones où le criquet pèlerin peut trouver des conditions favorables à sa multiplication et à sa grégarisation si les conditions pluviométriques sont favorables. C’est là que peuvent prendre naissance les invasions. Ces aires grégarigènes sont en général situées en zones désertiques : principalement en Mauritanie, à la limite du Nord-Mali, du Nord-Niger et du Sud algérien, des deux côtés de la mer Rouge, ainsi qu’à la frontière entre l’Inde et le Pakistan. Les populations de criquets atteignant un seuil critique doivent être éliminées avant qu’elles puissent former des essaims, atteindre les zones de culture et que l’invasion se propage. Cette stratégie de prévention a permis de réduire considérablement les invasions et leurs conséquences depuis les années 1960. Mais les services antiacridiens – tout spécialement des États sahéliens – ont des moyens encore insuffisants pour effectuer le travail de lutte préventive nécessaire. Le relâchement de la surveillance (essentiellement pour raisons financières) fut la cause principale de la précédente invasion en 1987-1988.
J.A.I. : Depuis, semble-t-il, la communauté internationale et les États sahéliens n’ont toujours pas retenu la leçon ?
M.L. : En partie seulement. À la suite d’une concertation entre les pays affectés et les donateurs, la FAO a mis en oeuvre en 1994 le programme Empres pour réduire les risques d’invasion du criquet pèlerin. Sa priorité est de renforcer les capacités nationales d’intervention contre ce ravageur et le développement de la coopération régionale afin d’augmenter à long terme l’efficacité du dispositif de surveillance et de lutte préventive. Pour l’Afrique de l’Ouest et le Maghreb, le programme fonctionne actuellement au ralenti, n’ayant pas encore reçu les financements nécessaires (environ 7 millions d’euros sur quatre ans). En septembre 2003, quand il aurait fallu agir rapidement pour arrêter le début de l’invasion, les pays sahéliens n’avaient pas la capacité de réaction nécessaire. Il y a là un véritable gâchis qui aurait sans doute pu être évité si la communauté internationale s’était mobilisée plus tôt pour financer des actions préventives au lieu d’intervenir dans l’urgence.
J.A.I. : Quelles sont les dernières innovations et les techniques les plus « propres » pour lutter contre les criquets ?
M.L. : Des avancées très intéressantes ont été réalisées depuis une décennie, en particulier dans le domaine des mycopesticides (insecticide à base de champignons entomopathogènes). Utilisés en Australie, ces produits, réputés moins nocifs pour l’environnement que les insecticides, ne sont encore disponibles qu’à une échelle limitée en Afrique. Ces mycopesticides ne tuent les criquets que lentement, après un délai de sept à dix jours. Et ne peuvent donc être utilisés dans l’urgence, mais pourraient sans doute trouver leur place dans une stratégie de prévention lorsque les traitements sont effectués loin des zones de cultures. Toutefois, ils ne tuent pas que les criquets, et leur impact environnemental ne doit pas non plus être négligé. On peut finalement considérer que l’un des moyens « propres » pour lutter contre les criquets et limiter l’usage des insecticides est de faire en sorte que la prévention fonctionne. Au lieu de pulvériser des produits chimiques sur des millions d’hectares, souvent en zones habitées, on n’aura à le faire que sur quelques milliers d’hectares, le plus souvent sur des espaces désertiques.
J.A.I. : Connaît-on assez bien le comportement des criquets, ou reste-t-il encore beaucoup à apprendre ?
M.L. : Le criquet pèlerin a fait l’objet de très nombreuses recherches depuis le début du XXe siècle. Malgré tout, les populations « solitaires » sont encore peu connues et très difficiles à étudier. Il est parfois possible, en période de rémission, de passer plusieurs mois dans les aires d’habitat du criquet pèlerin et de n’observer qu’un ou deux individus. De plus, ces populations solitaires effectuent des migrations très discrètes, de nuit, alors que les essaims volent de jour et sont évidemment beaucoup plus visibles. Or, dispersées et en faible nombre, elles peuvent passer au stade grégaire très rapidement, en cas de conditions écologiques favorables (regroupement des individus, puis multiplication intensive). En ayant une meilleure compréhension du comportement de ces populations solitaires et du fonctionnement des aires grégarigènes, on pourra améliorer la stratégie de prévention.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires