La tête, l’oeil et le coeur
Il y a l’écrivain américain Truman Capote en tee-shirt blanc, assis sur un banc ouvragé, le regard sombre, le bras droit qui disparaît dans l’ombre d’immenses feuilles. Il y a cet inconnu figé au-dessus d’une flaque d’eau, derrière la gare Saint-Lazare. Il y a ces Chinois agglutinés, à Shanghai, dans les derniers jours du Kuomintang.
Gens célèbres et gens ordinaires, foules et personnages solitaires, chaque fois le photographe a su se rendre invisible pour laisser le monde s’exprimer. Henri Cartier-Bresson était bien « l’oeil du siècle » ; il en a fixé les « instants décisifs » dans des cadres qui n’enfermaient pas la vie. Le 3 août, ses paupières se sont fermées sur ses yeux bleus. Sur la vie.
L’homme qui a été inhumé à Monjustin, non loin de sa maison de Céreste (Alpes-de-Haute-Provence), dans le sud de la France, aurait fêté ses 96 ans le 22 août. Discret jusqu’au terme de son existence, et ce malgré sa renommée internationale, Henri Cartier-Bresson ne sortait plus son Leica et son objectif 50 mm depuis longtemps. Il faisait mine, dit-on, de prendre des photos imaginaires quand la perfection d’une scène attirait son regard. Et puis il dessinait, fidèle à une passion d’adolescent qui ne le quitta jamais : ses maîtres étaient les peintres Van Eyck, Cézanne, Uccello, Piero della Francesca.
Né en 1908 à Chanteloup (Seine-et-Marne) dans une famille d’industriels aisés, Henri n’est pas un enfant sage. Pensez donc : élève de la très catholique école Fénelon, il lit Rimbaud en cachette ! D’ailleurs, une fois au lycée Condorcet, et malgré son insatiable appétit pour les livres, il échoue trois fois au baccalauréat. Proche des milieux culturels, ami de l’écrivain André Pieyre de Mandiargues, il participe aux réunions du groupe surréaliste où, « toujours en bout de table », il « écoute plus qu’il ne participe », et croise Breton, Crevel, Ernst, Dali…
En 1927, porté par le souvenir de son « père mythique », un oncle peintre mort sur le front pendant la Première Guerre mondiale, Henri Cartier-Bresson se consacre à la peinture dans l’atelier du cubiste André Lhote. Mais lui dont le totem scout était « anguille frétillante » se lasse vite des côtés théoriciens de son maître et préfère partir à l’aventure. Ainsi, en 1931, il se rend en Côte d’Ivoire où il joue un temps de la gâchette. Armé d’un fusil à un coup et d’une lampe à acétylène, il chasse le gros gibier, sale la viande, la revend dans les villages. Une expérience fondatrice, magnifiée par la découverte d’une photo d’enfants congolais prise par le Hongrois Martin Munkacsi, mais une expérience que la maladie interrompt. Victime d’une fièvre bilieuse hématurique, il tombe dans le coma et ne s’en tire que grâce aux soins de son guide africain.
De retour à Marseille (France), il s’achète un Leica d’occasion et part découvrir l’Europe dans la Buick d’André Pieyre de Mandiargues, en compagnie de la peintre surréaliste Leonor Fini. Entre 1932 et 1934, Belgique, Italie, France, Espagne n’étanchent pas sa « soif du monde » mais offrent le décor de ses premières grandes photos. Henri Cartier-Bresson est publié dans Vu et expose à New York, chez Julien Levy, comme « photographe surréaliste ». Il ne voyage pas, mais « habite les pays », l’oeil aux aguets, le doigt sur le déclencheur, corps et âme disponibles. « Je marchais toute la journée l’esprit tendu, cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme des flagrants délits », racontera-t-il plus tard.
Au Mexique, en 1934, il rencontre Manuel Alvarez-Bravo avec lequel il exposera à Mexico. L’année suivante, il vit à New York, fréquente les photographes Walker Evans et Helen Lewitt, le cinéaste Paul Strand… et décide de ranger son Leica.
Entre 1936 et 1939, ce sera le cinéma avec Jean Renoir – qu’il assiste sur le tournage de La Vie est à nous, d’Une partie de campagne et de La Règle du jeu -, mais aussi un premier mariage avec la danseuse javanaise Ratna Mohini, des piges pour Ce soir, le quotidien communiste dirigé par Aragon où il fait la connaissance des photographes Chim Seymour et Robert Capa, ainsi que deux documentaires en faveur de l’Espagne républicaine.
Quand la guerre éclate, il est capturé par les Allemands et s’évade en février 1943 après deux tentatives infructueuses. Actif dans un mouvement clandestin d’aide aux prisonniers et évadés, il retrouve les joies de la photographie et réalise les portraits des artistes qu’il admire le plus : les peintres Picasso, Braque, Bonnard, Matisse… En 1945, à la Libération, il apprend avec surprise que l’Amérique, qui l’a bien mieux accueilli que sa propre patrie mais le croit mort, entend lui rendre hommage lors d’une exposition posthume au MoMa (Museum of Modern Art, à New York). Il traverse l’Atlantique pour compléter et inaugurer l’exposition, en 1947.
Cette date restera dans l’histoire de la photographie. En effet, en avril 1947 au MoMa, autour d’une bouteille de champagne bien pansue, David « Chim » Seymour, Robert Capa, William Vandivert et Henri Cartier-Bresson décident de créer l’agence Magnum, une coopérative où les photographes restent maîtres de leurs clichés. « HCB » plonge dans le photo-journalisme, « un nouveau moyen de flairer le monde ». Entre 1948 et 1950, il parcourt l’Asie, rencontre Gandhi quelques minutes avant son assassinat, vit les premiers mois de la République populaire de Chine et l’indépendance de l’Indonésie. Son premier livre, Images à la sauvette, est publié en 1952 avec une couverture de Matisse et une citation du cardinal de Retz en exergue : « Il n’y a rien en ce monde qui n’ait un moment décisif. » La France le reconnaît enfin, notamment grâce au travail de l’éditeur Robert Delpire, et entre les voyages (Bali, Moscou, Pékin, La Havane, Tokyo…) HCB multiplie les expositions.
À la fin des années 1960, HCB s’éloigne de Magnum et divorce de sa femme Ratna. Il se remariera plus tard avec la photographe Martine Franck, dont il aura une fille, Mélanie. Rebelle, secret, libertaire, colérique, il prend peu à peu ses distances avec la photographie, dessine, publie, expose…
L’année dernière encore, à l’occasion de l’ouverture de la fondation Cartier-Bresson (www.henricartierbresson. org), une grande rétrospective lui était consacrée à la Bibliothèque nationale de France. Mais depuis trente ans, HCB était déjà un monument de la photographie internationale.
Copiée, imitée, citée à tort et à travers, son oeuvre a fait des émules et, bien qu’il fût opposé à tout dogmatisme, ses écrits ont influencé des générations de photographes. Comme cette phrase, refrain lancinant qui pourrait s’appliquer à tous les arts : « Photographier, c’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’oeil et le coeur. C’est une façon de vivre. » Henri Cartier-Bresson n’est pas mort, il suffit de regarder ses photos pour s’en convaincre.
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