La grande invasion

La menace acridienne atteint son paroxysme au Sahel. À l’heure des comptes, le bilan alimentaire et écologique risque d’être très lourd. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir prévenu…

Publié le 10 août 2004 Lecture : 6 minutes.

De mémoire de spécialiste, on n’a jamais vu ça. Jamais une invasion de criquets pèlerins n’a pris une telle ampleur en si peu de temps ! L’inquiétude se lit sur tous les visages en ce 27 juillet au Centre des conférences d’Alger. La centaine de participants – politiques, responsables de la lutte antiacridienne, chercheurs, entomologistes – venus des neuf pays du Maghreb et du Sahel, sont là pour une réunion de la dernière chance. Il s’agit d’éviter à tout prix une véritable catastrophe écologique, économique et humaine…
Car tandis que les ministres de l’Agriculture d’Algérie, du Maroc, de Tunisie, de Libye, de Mauritanie, du Niger, du Tchad, du Mali et du Sénégal élaborent les premières mesures d’urgence et qu’ils lancent un appel « solennel » à la solidarité internationale, les essaims de criquets pèlerins sont déjà à l’assaut du Sahel. Et commencent à tout dévaster sur leur passage. Plus de 6,7 millions d’hectares, essentiellement au Maghreb, ont été traités avec des produits chimiques afin de protéger les cultures des attaques féroces de ces Schistocerca gregaria, une espèce particulièrement vorace. Les dégâts ont jusqu’à présent été limités au Maghreb, mais le Sahel pourrait subir des pertes très importantes dans les semaines à venir. En vingt-quatre heures, un essaim moyen de 10 km2 peut détruire les cultures qui auraient nourri plus de 250 000 personnes. Sans compter que les essaims – les plus importants peuvent mesurer près de 100 km2 et contenir jusqu’à 5 milliards d’insectes – se déplacent très rapidement ; ils sont capables de parcourir 100 kilomètres en une seule journée. Les dégâts les plus sérieux sont effectués la nuit quand les criquets se posent. Ces insectes dévorent alors tout ce qui se trouve à leur portée. « La sécurité alimentaire de l’Afrique occidentale est menacée », souligne Thami Ben Halima, le secrétaire exécutif de la Commission de lutte contre le criquet pèlerin dans la région occidentale, la CLCPRO qui couvre la zone sahélo-saharienne et le Maghreb. Comment faire alors pour éradiquer au plus vite ce fléau ?
« L’urgence, explique un acridologue, c’est de protéger les cultures en pulvérisant des insecticides sur les essaims. » Lors de la réunion d’Alger, les pays du Maghreb se sont accordés pour venir en aide aux pays du Sahel. Dix-huit équipes d’intervention, composées de véhicules 4×4, de camions de traitement, de plusieurs milliers de litres de pesticides (150 000 litres au total) et de spécialistes vont donc sillonner les zones infestées. Les bailleurs de fonds ont déboursé 9 millions de dollars pour ces actions de lutte. Une somme insuffisante au regard des quelque 83 millions de dollars jugés nécessaires par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Lors de la dernière invasion acridienne, en 1987-1989, les donateurs internationaux avaient consenti à investir 320 millions de dollars pour éviter une crise humanitaire dans les vingt-huit pays alors envahis par le criquet pèlerin. Pourquoi rechignent-ils aujourd’hui à mettre la main au portefeuille alors même que le scénario qui se profile est encore plus catastrophique qu’il y a quinze ans ?
« Les pôles d’intérêt des bailleurs de fonds ont changé, explique, dépité, un expert sahélien. Ils attendent de constater les dégâts avant d’évaluer le montant de l’aide à nous accorder. » En fait, ces derniers semblent répondre à une logique paradoxale, selon laquelle l’émotion immédiate prime une stratégie rationnelle. L’impact de cette « armée de criquets » dévorant tout sur son passage, selon l’expression du président sénégalais Abdoulaye Wade, est bien plus fort que l’élaboration d’un projet de développement sur le long terme, pour lequel les fonds seraient débloqués plus lentement. Au final, le prix à payer sera malheureusement très fort alors que les services de lutte antiacridienne des pays du Maghreb et du Sahel, épaulés par la FAO et certains donateurs, tirent la sonnette d’alarme depuis un an.
Dès les mois de juillet-août 2003, les conditions climatiques sont en effet apparues particulièrement favorables à la reproduction de l’espèce. Les pluies sont tombées régulièrement et uniformément dans la région du Sahel. Les criquets, qui vivent habituellement en solitaire, se sont alors reproduits en plus grand nombre. L’humidité des sols a favorisé la ponte, car la femelle a pu facilement se livrer à son rituel de « naissance » : creuser un tunnel sous la terre pour abriter les oeufs. Après une période de dix à vingt et un jours, les jeunes larves deviennent des criquets, qui vont se délecter de la végétation abondante et tendre encore présente dans la région.
La densité des effectifs acridiens, qui ont grossi de façon exponentielle durant les mois d’octobre et de novembre, en Mauritanie, au Mali et au Niger, a entraîné une « transformation phasaire ». Autrement dit, le criquet pèlerin solitaire est passé en mode grégaire (regroupement et multiplication des insectes). Or, dès qu’il se retrouve en groupe, il change, tant au niveau de son comportement que de sa morphologie. Le dimorphisme qui existe habituellement entre la femelle et le mâle n’est plus aussi prononcé. Selon le Cirad, les criquets évoluant au sein d’un essaim n’ont pas non plus la même couleur que les ailés solitaires. Ils sont roses, puis deviennent jaune vif à l’état adulte. Autre phénomène inquiétant : les femelles grégaires, en quatre mois de vie en moyenne, peuvent effectuées jusqu’à trois grandes pontes totalisant plus de 200 oeufs, soit trois fois plus environ qu’en temps normal.
Après s’être développés et rassemblés de juillet à octobre au Mali et au Niger, les criquets pèlerins se sont déplacés vers le Maghreb où, là encore, ils ont profité de conditions écologiques idéales pour une deuxième période de reproduction s’étalant de décembre à mars. De là, les essaims qui n’ont pu être éliminés sont redescendus vers le Sud à partir du mois de juin, portés par les vents. Aujourd’hui, les essaims de criquets pèlerins en provenance du nord-ouest de l’Afrique se sont multipliés dans les zones de culture. Ils sont désormais dans le sud de la Mauritanie, causant d’énormes dégâts sur les palmiers-dattiers, au nord-est du Sénégal, mais aussi à l’ouest et au nord du Mali ainsi qu’au nord du Niger. Pis, les femelles ont commencé à déposer leurs oeufs au Sénégal et en Mauritanie. D’après les experts, elles ne tarderont pas à pondre au Mali et au Niger.
Une fois que les larves se seront développées, les insectes se replieront vers le Maghreb. Pour éviter une deuxième invasion, l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Libye ont donc proposé lors de la réunion d’Alger de fournir une aide consistante aux pays du Sahel. Reste que l’utilisation massive de pesticides, même s’il s’agit de produits presque identiques à ceux qu’emploient les agriculteurs, ne laisse pas les nappes phréatiques indemnes… C’est l’une des raisons pour lesquelles les spécialistes de la FAO, à l’instar de Thami Ben Halima, insistent sur la mise en oeuvre de mécanismes de gestion préventive du phénomène. Cela implique de renforcer l’autonomie des services nationaux en charge du contrôle des criquets ainsi que les institutions régionales telles que le Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (Cilss), qui a alerté la communauté internationale sur le péril acridien en juin 2004. Ainsi seulement les équipes de prospection et de traitement pourront-elles être mobilisées rapidement. Il est également impératif de relancer les actions de recherche pour mieux connaître le comportement du criquet pèlerin « qui ne cesse d’étonner », selon les entomologistes.
La démarche préventive est, selon tous les spécialistes, beaucoup moins onéreuse que les opérations curatives. Le secrétaire exécutif de la CLCPRO estime que les 320 millions de dollars investis entre 1986 et 1989 pour contenir l’invasion des criquets pèlerins auraient suffi à assurer le contrôle préventif pour ces soixante-dix prochaines années. Il est donc grand temps que les bailleurs de fonds refassent leurs comptes.

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