La fin de l’orientalisme

Publié le 10 août 2004 Lecture : 5 minutes.

Les photos de tortures infligées aux prisonniers d’Abou Ghraib portent moins atteinte à l’image de l’Amérique qu’à celle de l’Orient. Exhibés sur les écrans du monde entier, entassés en amas comme des détritus, les corps des Irakiens rendent évidente cette vérité : l’Orient est nu. Son intimité est violée. Tout autant que son mystère, il vient de perdre sa dignité.
Cet épisode cruel consacre en tout cas la fin de l’orientalisme qui fut l’approche la plus sublimée du monde arabo-musulman. Il faut se résoudre, désormais, à oublier l’Orient enchanteur et onirique d’hier ; enterrer l’époque glorieuse du Grand Voyage à laquelle ont succédé le tourisme de masse et, de nos jours, les déplacements à hauts risques ; substituer au thème de l’Aventure celui du « séjour organisé » et des mille et une consignes de sécurité destinées à ceux qui se rendent dans une région du monde qui porte dorénavant sur le fronton de ses casbahs l’inscription « axe du Mal ».
Les indépendances avaient déjà privé les Arabes de leur statut d’« indigènes » qui pouvait, au moins, intéresser les ethnologues. La modernité a forcé les portes des médinas et les hommes bleus ont mis la clef sous le sable. Les femmes ont quitté les harems et troqué les moucharabiehs d’antan contre des hidjabs macabres sous lesquels elles déambulent, faisant croire qu’elles sont définitivement sorties de la domination masculine alors que personne n’y croit vraiment. D’autres « fatmas » ont jeté leur couvre-chef à la mer, ont vêtu pantalon et minijupe, jouant Madonna contre Aziyadé.
Or il valait mieux imaginer les Orientales en odalisques plutôt qu’en collégiennes s’accrochant à leur fichu. Car le foulard n’est pas le voile. Il n’y a qu’à comparer la polysémie des deux mots. Naguère, on s’ingéniait à deviner un petit trait des Orientales, et les voyageurs qui rapportaient une séquence de bain maure détenaient de quoi fasciner leurs lecteurs. Aujourd’hui, les chroniques de lapidations et de crimes d’honneur ont remplacé celles des amours secrètes. Et les musulmanes « brûlées », « mariées de force » et voulant « vivre libre » font la une de l’actualité.
L’aura dont bénéficiait l’Oriental s’est évanouie, et les temps sont révolus où le « Maure » était perçu comme un être pétri de mystères. Les mahométans sont devenus de banals immigrés qui échouent sur les plages européennes comme des poissons morts. Ceux qui survivent font des enfants de l’exil qui valent moins que leurs compatriotes de souche, des « Beurs » périphériques, là où leurs ancêtres étaient le centre du monde.
Acculé à la défaite, l’Arabe d’aujourd’hui a abandonné sa légendaire hospitalité pour se transformer en preneur d’otages, et le djihad a eu raison de ses codes d’honneur. Ses fedayins et kamikazes tiennent la vedette en lieu et place de ses princes et califes aux mythiques couronnes. Finis, les saints et les derviches tourneurs, sauf pour les spectacles programmés dans les maisons des cultures du monde. Aucun ermite ne court plus les déserts pour parler aux étoiles, de peur de tomber dans un traquenard du Hezbollah. Révolue, l’époque où Lamartine pleurait sous les cèdres du Liban, où Chateaubriand s’extasiait sur l’Orient de ses rêves, où Rimbaud jouait au sublime aventurier. Le poète « aux semelles de vent » a laissé place au terroriste Richard Reid aux semelles… de plomb.
Pour le malheur des Orientaux, Louis Massignon et Jacques Berque ont laissé peu de descendants. Et Maxime Rodinson vient de mourir. Des analystes soupçonneux et des écrivains du scandale occupent désormais le terrain. Leurs références sont de seconde main, et leurs propos trempent davantage dans le soupçon que dans le bénéfice du doute. Ils s’évertuent moins à réfléchir sur la pensée arabe qu’à marteler les raisons de son déficit. Études d’une vie entière, oeuvres colossales de traductions ont laissé place à des colonnes d’éditoriaux ou des essais à sensation. Car les nouveaux spécialistes de l’Orient ont tout du journaliste-reporter et si peu du savant ou de l’encyclopédiste. Ils soutiennent des causes pour lesquelles ils sont payés ; le reportage leur tient lieu de motif de voyage. L’Orient n’est plus un destin ni une courbe de vie. Il est désormais une commande d’éditeur.
C’est ainsi que les faits divers de l’islam tiennent lieu dorénavant de livres d’anthropologie. Et que les anciens « passeurs » ont disparu au profit des artisans du « choc des cultures ». Adieu, Lamartine ! Même toi, Voltaire, qui ne critiquais l’Orient que du haut de ta grandeur et de ta bonne foi, sois béni !
Que reste-t-il de l’Orient ? Ce qu’en rapportent les Orientaux eux-mêmes dans une production marquée par l’exotisme du dedans, où les cinéastes arabes ne réussissent plus à nous faire croire aux palais d’antan et où les romanciers maghrébins s’essoufflent à ranimer les charmeurs de serpents. Il en reste ce que l’aventure de l’immigration et de l’islam implanté en Occident s’échine à exhiber : une culture d’importation qui a perdu ses couleurs premières : mentalités rigides, conseils du culte, viande estampillée halal et foire du Bourget !
De fait, l’Orient existe encore à travers une panoplie de réminiscences disparates et de références désuètes. C’est ainsi que l’Arabo- musulman continue malgré tout à renseigner l’Occidental sur les relations du sexe et sur des droits devenus tabous en Occident : modèle de la femme fatale et sexy, pratique de la polygamie détournée et voluptés d’alcôve… Tout ce dont raffolent les journaux féminins du Nord. Laetitia Casta mime Shéhérazade sans vergogne. Natacha Atlas joue sur fond de musique moderne dans les habits de la jariyya (« courtisane »). Cet Orient n’est autre que l’inconscient de l’Occident ou plutôt le fond d’une pensée que celui-ci n’ose pas dire, un désir qu’il aurait honte de nommer. En cela, l’Orient est le secret inavouable de l’Occident. Son penser incorrect. Son savoir-ruser avec les instincts.
Enfin, l’Orient a trouvé pour dernier refuge les recettes cosmétiques et les garde-robes des belles. Il trône sur les coiffeuses et sur les rebords des baignoires : des huiles et des onguents, aux vapeurs des hammams, en passant par les rituels de beauté « ethniques », la carte du bien-être dispensé par la civilisation arabo-musulmane est riche. Axe du Mal déclaré, l’Orient musulman est devenu pour l’Occident son axe de séduction dissimulé, son Viagra secret. Chassé de la scène publique, il est entré dans la clandestinité des moeurs d’Occident. Et devient sa vie privée.
Ce que j’en pense personnellement ? Que du bien ! Nous voilà enfin débarrassé de nous-mêmes pour réinventer un autre Orient. Le nôtre.

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