La chute de la maison Pasqua

En attaquant Jean-Charles Marchiani, incarcéré le 2 août, c’est surtout son mentor, l’ex-ministre de l’Intérieur, que vise le juge Philippe Courroye.

Publié le 10 août 2004 Lecture : 6 minutes.

Trois mandats de dépôt demandés, et obtenus, pour les trois affaires de trafic d’influence aggravé et abus de biens sociaux où se trouve impliqué Jean-Charles Marchiani, l’ancien préfet du Var et fidèle second de Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur ! On devine à cet acharnement la satisfaction du juge Philippe Courroye de pouvoir enfin envoyer en prison l’homme qui lui avait échappé pendant des années d’une confortable cavale parlementaire à Strasbourg et à Bruxelles, protégé qu’il était par son mandat de député européen et le constant refus de ses collègues de lui retirer son immunité. L’avocat Gilbert Collard n’a sans doute pas tort d’évoquer un « sentiment de vengeance ». Mais la justice a changé ; les petits juges rouges ont laissé la place à de grands magistrats politiquement incolores et très professionnels, qui ont appris avec l’affaire Elf à démêler les magouilles les mieux dissimulées et à aller jusqu’au bout de leurs enquêtes. Sur les politiciens qu’elle suspecte, elle a l’avantage de la patience et du temps. Il n’a jamais été plus vrai de dire qu’elle « suit son cours », indifférente à la fluctuation des événements comme des pouvoirs.

Jean-Charles Marchiani savait ce qui l’attendait depuis son échec aux européennes. Il lui est reproché 13 millions d’euros de commissions occultes dans deux affaires de vente de chars Leclerc au Moyen-Orient et de contrats d’équipement pour Aéroports de Paris, découvertes l’une et l’autre et dénoncées à la justice française par les magistrats suisses. Dans un troisième dossier, humainement le plus pénible mais aussi le plus lourd de la facture, il devra s’expliquer sur un versement jamais éclairci de 9 millions d’euros qui serait intervenu lors des tractations pour la libération des onze otages français du Liban en 1988 dont il s’était chargé comme émissaire du ministre de l’Intérieur. Il se défend hautement d’avoir jamais failli « à la morale et au droit » jusque dans ses missions les plus secrètes. Il a reçu le soutien émouvant de l’un des otages sauvés de l’égorgement, le journaliste Jean-Paul Kauffmann. « Si je peux parler aujourd’hui, c’est grâce au courage de cet homme qui a été envoyé par la République pour nous délivrer et se retrouve captif à son tour. » L’écrivain-ami de Jacques Chirac, Denis Tillinac, a pris lui aussi la défense de ce « mec bien » et le raconte au journal Le Monde dans le style troisième mi-temps qu’affectionne ce passionné de rugby : « La République a besoin d’hommes de l’ombre à qui il faut foutre la paix, sinon il n’y en aura plus. » Bonne objection, mais elle ne saurait concerner la justice. Il est donc allé en parler au chef de l’État : « Il a pris note de ce que je lui disais, mais il n’a rien fait. Les hommes d’État, c’est comme ça. Et puis, je crois que Chirac n’a pas pardonné que Pasqua l’ait lâché pour Balladur en 1995. Et pour lui, quand c’est fini, c’est fini. »
Avec son intuition de romancier, Tillinac a mis le doigt sur les points les plus sensibles de l’affaire : la raison d’État et l’implacabilité du combat politique. Car en attaquant Marchiani, c’est Pasqua qu’on vise. La conclusion ne fait pas plus de doute pour les milieux politiques que pour les commentateurs de presse. Pasqua n’a certainement pas oublié tous les coups durs partagés avec Marchiani et qui ont achevé de tremper une amitié complice de longue date : gaullistes d’origine et Corses de souche l’un et l’autre, ils ont affronté ensemble le terrorisme, les prises d’otages, l’attaque de l’Airbus d’Alger, les tentatives par services secrets interposés de renouer avec l’Iran, les marchandages avec le Soudan où s’était réfugié Carlos. Pasqua s’est déclaré « profondément peiné » par l’incarcération de son ami et bras droit « après tant d’immenses services rendus à la République ». Mais ses avocats se sont empressés de préciser qu’il « ne se sentait nullement concerné » par les trois affaires qui viennent de l’envoyer à la Santé ; que son nom n’apparaissait dans aucune ; que le juge Courroye n’envisageait d’ailleurs pas de le convoquer.
Bien qu’il se dise serein, on le devine inquiet. Il a toute raison de penser qu’il est le second après Marchiani sur les listes du redoutable magistrat. Déjà mis en examen avec lui dans des dossiers de financement présumé de son parti, le Rassemblement pour la France, créé lorsqu’il s’est brouillé avec Chirac sur le traité de Maastricht, il est visé par trois autres procédures de corruption et d’abus de biens sociaux transmises à la Cour de justice de la République.

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Serait-ce la fin de « la galaxie Pasqua » ? La formule, nébuleuse à dessein, suggère des espaces infinis d’influence connus ou encore inexplorés. Mais qu’en est-il aujourd’hui dans la réalité ? Le journal Le Monde, qui en fait sa une, la justifie en publiant la liste des nombreux proches de l’ancien ministre que la justice a mis en examen. Il y a deux ans déjà, un livre de Nicolas Beau dressait le constat de La Chute de la maison Pasqua (Plon). Depuis, Pasqua a dû céder à Nicolas Sarkozy sa présidence très convoitée du conseil régional des Hauts-de-Seine. Il a perdu, le 20 juillet, son mandat européen et l’immunité pour laquelle il s’était fait élire à l’Assemblée de Strasbourg. S’il peut espérer briguer de nouveau le Sénat, sa carrière est pour l’essentiel derrière lui. Il n’est plus un danger pour Chirac, dont il ne doute pas qu’il fera tout pour se présenter une troisième fois. Il a encore un parti, mais pas assez d’électeurs pour assurer sa propre réélection. Son « Rassemblement » n’est pas davantage en mesure d’inquiéter cette Europe unie à vocation fédéraliste contre laquelle il l’avait fondé, et qui se voit autrement menacée, ironie de l’Histoire, par les risques de dislocation de l’élargissement.
Il lui reste cette réputation, aujourd’hui surfaite, mais toujours sulfureuse, d’homme de réseaux qu’il a lui-même alimentée, à l’imitation admirative, selon certains de ses amis, du système de filières mis en place sous de Gaulle par Jacques Foccart à l’Élysée. On n’a pas été le patron du SAC, ce service d’ordre du premier parti gaulliste, dont plusieurs éléments allaient se dévoyer dans les louches barbouzeries de la lutte anti-OAS ; on n’a pas été à plusieurs reprises le premier flic de France ; on n’a pas entretenu des relations privilégiées avec des pays d’Afrique devenus les distributeurs de billets des partis français, sans se trouver en permanence dans tous les collimateurs. Mais sans se faire aussi des amis, et beaucoup d’obligés. C’est pourquoi on pense dans les milieux politiques qu’il « s’en sortira ». Il sait trop de choses sur trop de gens, résume cyniquement un de ses anciens collaborateurs.
Il arrive aussi à la politique de faire du sentiment. À droite comme à gauche, où ceux qui le connaissent ne veulent pas douter de son honnêteté personnelle, même si à l’instar de bien d’autres il a été peu regardant sur le pedigree de ses soutiens comme sur l’origine de leurs versements, personne ne souhaite sa disparition de la scène. Si la politique ne manque pas de personnalités, les personnages y sont plus rares. Pasqua en est un. De tous les gaullistes historiques, il illustre le mieux la vertu que de Gaulle demandait à ses compagnons et qu’il appelait « la tripe populaire ». Ce charisme, s’il avait osé se présenter à la présidentielle, aurait fait de lui un candidat beaucoup plus dangereux pour Chirac que le distingué Balladur. Il le protège aujourd’hui encore.

Privé de sa galaxie disparue ou en voie de décomposition, il en sera la dernière étoile. L’affaire Marchiani sonne sans doute pour lui le glas d’une carrière, d’une époque et d’un régime liés aux débuts tumultueux de la République gaullienne et à tous les dossiers secrets d’un pouvoir longtemps sans partage. Pour Pasqua, qui en a vu d’autres, elle ne sera pas la mort d’un homme.
À toutes fins utiles cependant, il en a appelé publiquement à Chirac auquel l’attachent toujours tant de bons et de mauvais souvenirs. Il lui demande sans ambages « de faire cesser les graves anomalies » dont il s’estime victime de la part de la justice. Fausse supplique et vraie mise en garde, ce coup lui ressemble. Il associe à mots à peine couverts l’Élysée aux dites « anomalies ». Il laisse surtout entendre qu’en cas de malheurs judiciaires il ne se sacrifierait pas dans les silences stoïques d’un Alain Juppé.

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