La muse noire de Charles Baudelaire par les auteurs d’aujourd’hui
Longtemps restée dans l’ombre du poète, sa maîtresse Jeanne Duval fait aujourd’hui l’objet d’une abondante littérature. Trois ouvrages viennent de paraître sur celle qui inspira plusieurs poèmes des « Fleurs du mal ».
C’est en 1855 que le peintre français Gustave Courbet réalise L’Atelier du peintre. Allégorie Réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique (et morale), un vaste tableau de près de 4 mètres sur 6 le représentant en compagnie d’un modèle nu et d’une foule de personnages. D’un côté, les méchants qui « vivent de la mort » et de l’autre, les bons, ses amis artistes notamment. Ainsi, à l’extrême droite du tableau apparaît Charles Baudelaire, penché sur un livre ouvert. Et pendant longtemps, le poète demeura seul, un peu isolé du reste du groupe, un peu en retrait de la scène, comme s’il ne parvenait pas à vraiment intégrer cette société d’artistes et de truands.
Et puis le temps fit son œuvre : quelque cinquante années plus tard, les phénomènes d’exsudation du liant et de la peinture ont fait réapparaître près de lui le portrait de Jeanne Duval, maîtresse métisse de l’auteur des Fleurs du mal. Sans doute recouvert, à sa demande, par Courbet, le visage de la muse est désormais nettement visible.
Aura de soufre et de lumière
Cette histoire extraordinaire a en partie inspiré à l’écrivain Michaël Ferrier Sympathie pour le fantôme, mais il n’est pas le seul à avoir écrit sur Jeanne Duval. Depuis la fin des années 1990, cette femme méconnue qui eut aussi pour amant le photographe Nadar fait l’objet d’une vaste littérature. Emmanuel Richon (Jeanne Duval et Charles Baudelaire. Belle d’abandon), Angela Carter (Vénus noire), Michaël Prazan (La Maîtresse de Charles Baudelaire), Karine Yeno Edowiza (Jeanne Duval. L’Aimée de Baudelaire, une muse haïtienne à Paris), Jean Teulé (Crénom, Baudelaire !) se sont tous aventurés sur les traces de cette muse dont on ne sait ni où elle est née ni où elle est morte, mais dont on perçoit encore l’aura de soufre et de lumière.
Ceux qui la fréquentèrent livrèrent de sa beauté des descriptions suintant la misogynie et le racisme
Ces derniers mois, alors que l’on fête le bicentenaire de la naissance de Baudelaire (le 9 avril 1821), ce ne sont pas moins de trois ouvrages très différents qui s’attachent à la compagne scandaleuse. Après s’être intéressé à la vie de la cheffe de gang Stéphanie St-Clair, le prolifique écrivain martiniquais Raphaël Confiant livre avec La Muse ténébreuse de Charles Baudelaire sa version de l’histoire d’amour – car cela en fut une, assurément, et des plus sérieuses – entre le poète et celle dont le patronyme exact reste mystérieux, Jeanne Duval, Jeanne Lemaire, Jeanne Lemer ou Jeanne Prosper.
Autrice célébrée pour ses romans à destination de la jeunesse (Brexit Romance, Les Petites Reines), Clementine Beauvais revisite en vers, avec Décomposée, le fameux poème « Une Charogne » et met elle aussi en scène le couple formée par Duval et Baudelaire.
Enfin, dans un style gothique et exubérant, le dessinateur Yslaire donne la parole à Mademoiselle Baudelaire, titre de sa bande dessinée documentée et puissamment érotique.
Pourquoi un tel engouement littéraire pour la muse du dandy parisien ? Sans doute parce qu’il y a des injustices à réparer dans ce qui s’est écrit et dit sur elle pendant des années. Ceux qui la fréquentèrent à l’époque furent certes fascinés, mais livrèrent de sa beauté des descriptions suintant la misogynie et le racisme.
Le poète Théodore de Banville la croque ainsi dans ses Souvenirs : « C’était une fille de couleur, d’une très haute taille, qui portait bien sa brune tête ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crespelée, et dont la démarche de reine, pleine d’une grâce farouche, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial. »
Et que d’argent elle lui a dévoré !
Le photographe Nadar, cité par Confiant, écrit : « Tout cela fier, sérieux, un peu dédaigneux même. La taille est longue en buste, bien prise, ondulante comme couleuvre, et particulièrement remarquable par l’exubérant, invraisemblable développement des pectoraux, et cette exorbitance donne non sans grâce à l’ensemble l’allure penchée d’une branche trop chargée de fruits. Rien de gauche, nulle trace de ces dénonciations simiesques qui trahissent et poursuivent le sang de Cham jusqu’à l’épuisement des générations. »
Quant à Caroline Aupick, la mère chérie et envahissante de Baudelaire, elle détestait tout bonnement cette mulâtresse qu’elle rendait responsable des errances de son génie de fils : « La Vénus noire l’a torturé de toutes manières. Oh si vous saviez ! Et que d’argent elle lui a dévoré ! Dans ses lettres, j’en ai une masse, je ne vois jamais un mot d’amour. »
Long poème féministe
À ces descriptions méprisantes Clémentine Beauvais oppose un long poème féministe redonnant la parole à Jeanne Duval, lui accordant enfin une humanité pleine et entière. « Il la présente à ses amis d’une manière / qui fait qu’ils la détestent, ou la dédaignent ; / Plus tard ils diront d’elle : / Ah comme elle gâchait Charles ! Bien davantage / Qu’elle ne l’inspirait/ Elle était une muse orageuse, / une volée de frelons dans sa bouche. / On ne sait pas bien ce qu’il lui trouvait », écrit-elle ainsi pour décrire l’ambiance de l’époque, avant de la comparer aux femmes battues d’hier et d’aujourd’hui.
Raphaël Confiant interroge le goût de Baudelaire pour l’exotisme et fustige son silence sur l’abolition de l’esclavage
De son côté, dans un texte qui fait la part belle à l’imagination, Raphaël Confiant interroge le goût de Baudelaire pour l’exotisme, qui fut peut-être la source de sa modernité, et fustige son silence sur l’abolition de l’esclavage. « Alors que la plupart de ses amis exaltent les vertus d’une abolition annoncée et encensent un certain Victor Shoelcher, Charles s’enfonce dans le mutisme, écrit-il. Pourtant, il est bien le seul d’entre eux à savoir de quoi il en retournait, hormis peut-être Manet qui s’était aventuré à Rio de Janeiro où il n’avait pas manqué de voir de ses yeux vu les méfaits de cette ignoble institution qu’est l’esclavage. »
Petits rôles au théâtre de la Porte-Saint-Antoine
Chez Beauvais, comme chez Confiant et Yslaire, les amants qui se consumèrent dans une passion brûlante faite de séparations et de réconciliations sont rendus à leurs contradictions, à leur violence, à leurs désirs, à leurs errements, à leur complexité. Poète aujourd’hui unanimement célébré, le prince des nuées retrouve le pont du navire où il s’empêtre les ailes : il est à la fois un grand écrivain et un petit héritier égocentrique, hautain, mondain, persuadé de son génie, obsédé par sa mère, syphilitique et accablé par la dépression.
En se concentrant sur Jeanne Duval, à propos de qui les informations demeurent toujours très lacunaires – venait-elle d’Haïti ? Quand arriva-t-elle à Paris ? De quoi vivait-elle en dehors des petits rôles qu’elle tenait au théâtre de la Porte-Saint-Antoine ? –, les auteurs d’aujourd’hui couraient le risque de mener le procès de Baudelaire, opposant l’ogre à la sainte.
Alchimie créatrice
Aucun, pourtant, ne sombre pleinement dans cette caricature : tous cherchent à explorer les mystères de la création, ces liens presque magiques qui lient la muse à son créateur. Loin de donner une image éthérée des relations que Jeanne et Charles entretinrent, Beauvais, Confiant et Yslaire décortiquent chacun à leur manière le mélange de fascination, d’admiration, d’attirance, de curiosité, de dégoût et de violence parfois qui enfantent la passion, enflamment l’alchimie créatrice.
Quel rôle joua Jeanne Duval dans la composition des Fleurs du mal ? Chacun se pose la question, auscultant l’histoire et les poèmes devenus célèbres pour y traquer ce qu’elle donna et ce qu’il prit : « La Chevelure », « Parfum exotique », « Sed non satiata », « Le Serpent qui danse », « Le Chat », etc. De réponses définitive, pourtant, il n’existe pas.
Parce qu’elle est le seul être en qui j’ai trouvé quelque repos
Comme en matière d’amour, puisque c’est aussi, et surtout, d’amour qu’il s’agit. Le 30 juin 1845, avant sa tentative de suicide avortée, le jeune Baudelaire écrivait à son notaire Narcisse Ancelle : « Je me tue parce que je ne puis plus vivre, que la fatigue de m’endormir et la fatigue de me réveiller me sont insupportables. Je me tue parce que je suis inutile aux autres – et dangereux à moi-même. Je me tue parce que je me crois immortel, et que j’espère […] Je donne et lègue tout ce que je possède à Mlle Lemer, même mon petit mobilier et mon portrait – parce qu’elle est le seul être en qui j’ai trouvé quelque repos. […] Jeanne Lemer est la seule femme que j’ai aimée – elle n’a rien. »
Décomposée, de Clémentine Beauvais, L’Iconopop, 246 pages, 13 euros
La Muse ténébreuse de Charles Baudelaire, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 274 pages, 20 euros
Mademoiselle Baudelaire, d’Yslaire, Dupuis, 164 pages, 26 euros
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