Des espions pour quoi faire ?

Publié le 10 août 2004 Lecture : 6 minutes.

Dans le monde entier, les dirigeants politiques ont une faiblesse pour les « informations secrètes » tirées de l’espionnage. Elles leur donnent un sentiment de puissance refusé aux autres. Mais une telle obsession des espions est malsaine et, parfois, dangereuse. Comme la désastreuse guerre d’Irak, avec son accumulation de souffrances humaines, le démontre chaque jour, les espions peuvent parfois entraîner les politiques à se fourvoyer gravement.

Deux commissions d’enquête récentes sur les défaillances du renseignement américain – la commission du Sénat et la Commission nationale indépendante – ont suscité un grand débat à Washington sur la valeur de la communauté du renseignement aux États-Unis, sur la manière dont elle a été instrumentalisée à des fins politiques et dont elle devrait être organisée à l’avenir.
Le président George W. Bush a annoncé qu’il nommait un « patron » du renseignement pour superviser et coordonner le travail des quinze agences américaines, dont chacune défend jalousement son territoire. La nomination d’un tel directeur national du renseignement a été l’une des principales recommandations de la Commission nationale qui a publié, fin juillet, un rapport de 567 pages sur les événements du 11 septembre 2001. Bush a indiqué qu’il demanderait au Congrès, après les vacances parlementaires du mois d’août, d’approuver son choix. John Kerry, le candidat démocrate à la Maison Blanche, estime qu’il n’y a pas de temps à perdre. Il a déclaré que le Congrès devait être réuni immédiatement pour procéder sans attendre à l’indispensable réorganisation de l’énorme communauté du renseignement. L’Amérique dépense le total faramineux de 40 milliards de dollars par an pour la collecte et l’analyse des renseignements. Mais quelles qu’aient été les ressources et l’expertise technique de leurs dirigeants, les espions et les agences de sécurité de l’Amérique ont été incapables de repérer et d’empêcher d’agir les terroristes du 11 septembre ou de présenter un tableau plus ou moins approximatif de l’arsenal de Saddam Hussein.
Le fait est que les estimations de la CIA d’octobre 2002 sur la base desquelles Bush s’est lancé dans sa guerre contre l’Irak étaient erronées. L’Irak n’avait pas d’armes de destruction massive ni de liens avec el-Qaïda. La guerre a été déclenchée à partir de contrevérités, et l’Irak et l’Amérique le paient aujourd’hui très cher.
Le Royaume-Uni dépense moins de 2 milliards de dollars par an pour l’espionnage – infiniment moins que les États-Unis. Mais son Secret Intelligence Service (MI6) n’a pas fait mieux – ni plus mal – que ses homologues américains. Comme l’a montré, le mois dernier, le rapport Butler sur les défaillances du système de renseignement britannique, le MI6 s’est appuyé sur deux sources irakiennes qui se sont révélées peu fiables, c’est le moins que l’on puisse dire. Tout donne à penser que le célèbre service de renseignement britannique a été mené en bateau.

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Les arguments avancés par le Premier ministre Tony Blair pour faire la guerre étaient aussi peu fondés, de fait aussi mensongers, que ceux du président George W. Bush. En Amérique, un petit groupe de personnalités pro-israéliennes – notamment Paul Wolfowitz et Douglas Feith, numéros deux et trois du Pentagone, et Richard Perle, à l’époque président du Bureau de la politique de défense – ont réussi à court-circuiter le vaste système de renseignement de l’Amérique et à entraîner le pays dans la guerre sur la base de mensonges et de désinformation, le tout largement fourni par le Congrès national irakien (CNI) d’Ahmed Chalabi et par le Mossad. Chalabi et les Israéliens avaient leurs raisons de souhaiter que l’Amérique renverse le régime de Saddam Hussein et peu de scrupules sur la méthode à employer pour arriver à leurs fins.
Dès lors, à quoi bon dépenser des sommes énormes pour faire de l’espionnage si le système peut être aussi facilement manipulé ? Est-ce la meilleure manière de mener la « guerre contre le terrorisme » ? L’argent ne serait-il pas mieux utilisé s’il servait à combattre les causes profondes du terrorisme ? Tels sont les problèmes qui sont actuellement débattus entre les membres de l’establishment politique et militaire et des services de renseignement de Washington.
Les néoconservateurs qui ont entraîné les États-Unis dans la guerre sont sur la sellette. Quelle que soit l’issue de l’élection présidentielle de novembre, des têtes vont tomber.
Les professionnels du renseignement estiment que la décision du président Bush de nommer un directeur national du renseignement ne va pas assez loin, et peut-être même qu’elle ne répond pas aux nécessités de l’heure. Il semble que le « patron » proposé n’aura pas une autorité réelle sur la CIA, ni sur la beaucoup plus vaste Agence nationale de sécurité, qui, avec l’aide de satellites et d’ordinateurs, surveille électroniquement toutes les communications échangées dans le monde. D’autres puissantes agences d’espionnage chercheront, elles aussi, à protéger leur autonomie.
Le nouveau patron n’aura pas non plus un pouvoir de décision budgétaire. Il n’aura pas la possibilité d’engager ou de licencier du personnel. Il ne sera pas membre du cabinet, l’équivalent de ministre. En outre, 80 % de l’activité de renseignement en Amérique est sous le contrôle du Pentagone – en fait, du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, qui est peu disposé à renoncer à la moindre de ses prérogatives. On peut prévoir sans risque une rude bataille de couloirs.

Dans le numéro daté des 31 juillet-6 août de l’hebdomadaire The Economist, l’ancien chef du Mossad Efraïm Halévy critique la nomination d’un « patron » américain du renseignement. « À mon humble avis, dit-il, on ne pouvait pas commettre une plus grave erreur en matière de renseignement. » Selon lui, si ce nouveau « patron » prend la responsabilité de la communauté du renseignement, il sera le directeur de facto de la CIA et des autres agences. Lui, et lui seul, sera responsable du contenu et de l’évaluation des informations. Le directeur professionnel de la CIA sera responsable devant lui. Conséquence, écrit Halévy, « le président des États-Unis agira par procuration sur les questions de guerre et de paix… Or, en matière de renseignement, il ne peut y avoir de partage de responsabilité. La responsabilité est, et restera toujours, indivisible. »
Les agences de renseignement occidentales consacrent aujourd’hui de larges ressources à la pénétration des réseaux islamiques internationaux. Ils sont aujourd’hui la cible numéro un de l’espionnage. Les individus qui ont appris dès l’enfance à parler les langues du Moyen-Orient sont recrutés en grand nombre à la fois pour le renseignement dans les télécommunications (sigint) et, plus important encore, pour le renseignement humain (humint), autrement dit l’espionnage sur le terrain. Il est largement admis que c’est dans ce domaine que les besoins sont les plus grands. L’important, cependant, est de faire que les services de renseignement soient plus efficaces, plutôt que de se demander quels changements de politique pourraient contribuer à réduire la menace islamiste.

Officiellement, Washington se refuse toujours à admettre que la mobilisation islamiste mondiale à laquelle il est confronté est une réaction à sa politique arabo-islamique – la tolérance dont il fait preuve à l’égard des exactions israéliennes, les guerres d’Afghanistan et d’Irak, sa volonté d’exercer un contrôle politique et militaire sur le pétrole, son mépris pour l’indépendance et la souveraineté arabes. Il préfère rejeter la responsabilité du terrorisme sur les « États en échec » et sur une idéologie du djihad violent, avec laquelle, prétend-il, il ne peut y avoir ni dialogue ni compromis.
Les brutalités israéliennes dans les Territoires occupés, en particulier l’assassinat des militants, reposent sur le recours à une armée d’indicateurs palestiniens recrutés par le chantage et l’intimidation. De telles méthodes ont contribué à détruire la société politique palestinienne, sans apporter à Israël la paix ou la sécurité. Plus d’un millier d’Israéliens ont été tués au cours de la seconde Intifada et plus de trois mille Palestiniens.
De leur côté, les régimes arabes sont loin d’être irréprochables. Au lieu de rechercher le consentement de leurs populations, ils s’en remettent excessivement aux agences de renseignement et de sécurité pour se maintenir au pouvoir. Mais le recours à de telles méthodes déconsidère les régimes, pervertit le processus politique et détruit le lien de confiance entre le gouvernant et le gouverné. Il conduit à un autoritarisme borné, au non-respect des droits de l’homme et à la violence. Ce serait du rêve que de recommander un dégraissage de ces services de renseignement hypertrophiés, une meilleure utilisation des fonds énormes qu’ils absorbent pour régler les conflits et s’attaquer aux causes profondes du terrorisme. Mais une telle redistribution des efforts et des ressources serait nécessaire pour que le monde retrouve un peu plus de sécurité.

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