Comment les Arabes voient l’Amérique

Selon deux enquêtes d’opinion menées dans six pays, l’image des États-Unis au Moyen-Orient et en Afrique du Nord va se dégradant. La faute à une politique étrangère jugée brutale et injuste.

Publié le 10 août 2004 Lecture : 7 minutes.

Dans un rapport intitulé « Responses to Transnational Threats » (Réponses aux menaces internationales), en date d’octobre 1997, des experts du département américain de la Défense sont arrivés à la conclusion suivante, citée par William Blum dans son ouvrage L’État voyou (éd. L’Aventurine, Paris, 2002) : « Les données historiques montrent une forte corrélation entre l’engagement américain sur la scène internationale et l’accroissement des attentats terroristes contre les États-Unis. » Huit ans auparavant, Jimmy Carter établissait, de son côté, une corrélation entre l’activisme américain au Moyen-Orient et la haine que les habitants de cette région vouent aux États-Unis. Dans un article publié par le New York Times du 26 mars 1989, l’ancien président écrivait : « Nous avons envoyé des marines au Liban et il suffit d’aller au Liban, en Syrie ou en Jordanie pour constater […] la haine intense que beaucoup de gens éprouvent pour les États-Unis parce que nous avons bombardé et tué sans merci des villageois totalement innocents – femmes, enfants, fermiers et ménagères – dans les villages autour de Beyrouth… Résultat : nous sommes devenus une sorte de Satan dans l’esprit de ceux qui ont un profond ressentiment. C’est ce qui a précipité les prises d’otages et quelques-unes des attaques terroristes – qui étaient tout à fait injustifiées et criminelles. »
On ne peut pas dire que les Américains aient beaucoup fait, depuis, pour améliorer leur image dans cette région, où ils sont aujourd’hui beaucoup plus détestés qu’il y a quinze ans. Deux sondages récents, « Arab Attitudes towards Political and Social Issues, Foreign Policy and the Media » et « Impressions of America 2004 : How Arabs View America », montrent, chiffres à l’appui, cette progression de l’antiaméricanisme dans le monde arabe.
Réalisées en mai et juin 2004 par l’institut américain Zogby International auprès de 3 300 hommes et femmes dans six pays arabes (Maroc, Liban, Jordanie, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Égypte), les deux enquêtes traduisent la méfiance, teintée d’un mélange de haine et de crainte, dans laquelle l’opinion arabe tient aujourd’hui la première puissance mondiale.
On y apprend, par exemple, qu’en Égypte, l’un des principaux alliés de Washington dans la région, 98 % de la population a une opinion défavorable des États-Unis. Ce taux était de 76 % dans un sondage similaire réalisé par le même institut il y a deux ans. À l’exception des Émirats arabes unis et du Liban, où l’image des States s’est améliorée de quelques points, les autres pays ont enregistré une nette hausse des avis négatifs, qui sont ainsi passés de 87 % à 94 % en Arabie saoudite, de 61 % à 88 % au Maroc, et de 61 % à 78 % en Jordanie. Ces trois pays sont pourtant considérés comme des pays amis de Washington. Au Liban, pays multiconfessionnel, le ressentiment à l’égard des États-Unis est plus fort au sein de la communauté musulmane (75 %) que chrétienne (69 %), mais il demeure globalement assez élevé.
Si, dans la plupart des pays sondés, la technologie, la liberté, la démocratie, l’éducation, le cinéma, la télévision et les produits made in USA sont plutôt appréciés, la politique de Washington envers les Arabes, les Palestiniens et l’Irak, ainsi qu’en matière de lutte contre le terrorisme, est fermement condamnée, recueillant les plus bas taux d’opinions favorables.
Interrogés sur les questions qui déterminent le plus leur attitude envers les États-Unis, la plupart des interviewés ont mis en avant la politique américaine en Irak (de 79 % en Arabie saoudite à 88 % au Maroc), envers les Palestiniens (de 71 % en Jordanie à 89 % au Maroc) et le traitement réservé par Washington aux Arabes et aux musulmans (de 61 % en Jordanie à 90 % au Liban).
À la question « à quoi vous fait penser le mot « Amérique » ? », la réponse la plus fréquente est, sans surprise, « politique étrangère injuste ». En Jordanie et au Liban, les gens mettent en avant les notions d’« impérialisme » et d’« intérêts pétroliers », lesquelles ne traduisent pas une opinion très positive, c’est le moins que l’on puisse dire.
« Quelle est la meilleure chose qui vous vient à l’esprit lorsque vous pensez à l’Amérique ? » Dans trois des six pays (Arabie saoudite, Égypte et Émirats), une majorité de gens répondent, sans ironie aucune, « rien du tout », alors que 1,5 % des Libanais évoquent la liberté, 2 % des Marocains l’innovation et 4,5 % des Égyptiens le luxe. Seuls 3 % des Marocains pensent à la démocratie internationale et 2,5 % des Égyptiens au travail. En revanche, dès qu’il s’agit d’énumérer « les plus mauvaises choses » qu’on pourrait reprocher aux Américains, les personnes interrogées citent volontiers leur « politique injuste au Proche-Orient » (40 % en Égypte, 39,5 % au Liban), leur « responsabilité dans l’assassinat d’Arabes » [en Irak notamment] et dans la souffrance des Palestiniens (31,5 % au Maroc et 26,5 % en Jordanie) et « tout ce qui concerne le pétrole » (30 % en Arabie saoudite et 19 % au Liban).
Concernant les motivations qui auraient poussé les États-Unis à faire la guerre en Irak, les réponses les plus fréquentes (dans quatre pays sur cinq) sont le « pétrole » et la « protection d’Israël ». Seuls les Saoudiens estiment que la « volonté d’affaiblir le monde musulman » a joué un rôle tout aussi important que le désir de mettre la main sur le pétrole. La « paix », la « stabilité », la « prévention contre les armes de destruction massive » ou encore la « démocratie » ne sont perçues comme importantes que par un pourcentage nettement plus faible des sondés.
S’agissant du transfert de souveraineté en Irak, seule une minorité pense qu’il constitue un « changement positif » (de 2 % en Arabie saoudite à 16 % au Liban). La majorité pense qu’il s’agit d’un « changement cosmétique » (de 51 % au Liban à 73 % en Arabie saoudite), qui provoquera « davantage de désordre » (de 17 % aux Émirats à 28 % au Liban). En outre, une majorité pense que la guerre en Irak amènera une recrudescence des actes terroristes contre les États-Unis (64 % des Libanais, 90 % des Saoudiens). Seuls 25 % des Libanais (taux étonnamment élevé), 8 % des Jordaniens, 5 % des Marocains, 4 % des Émiratis et 2 % des Saoudiens estiment que cette guerre pourrait dissuader le terrorisme antiaméricain. Apportera-t-elle pour autant plus de démocratie en Irak ? Une infime minorité (4,2 %) répond par l’affirmative, contre une écrasante majorité (65,8 %) de non. À la question de savoir si cette guerre a amélioré le bien-être des Irakiens, le plus haut taux de réponses positives a été enregistré au Liban (seulement 6 %), contre un « non » massif dans tous les pays, variant de 71 % au Liban à 91 % au Maroc.
La conclusion qui s’impose après la lecture des résultats des deux sondages est la suivante : les Arabes, ou une majorité d’entre eux (et pas seulement les terroristes d’el-Qaïda), ne détestent pas tant les Américains – ni d’ailleurs l’American Way of Life ou l’American Dream, appréciés par tous les jeunes à travers le monde – que la puissance américaine, unique et prééminente, arrogante et menaçante. Cette haine n’est pas une réaction épidermique, passionnelle et irrationnelle. Les sondages de Zogby International le montrent clairement : les Arabes et les musulmans, notamment les jeunes de moins de 30 ans et les femmes, ont une bonne opinion des valeurs américaines (liberté, démocratie, sciences, technologie…). On ne peut donc soutenir l’idée, chère aux « néocons », selon laquelle les Arabes ont une opinion négative des Américains « parce qu’ils détestent nos valeurs ». En fait, les Arabes et les musulmans en veulent aux Américains de les avoir soumis à l’oppression militaire, politique et économique. Et, n’en déplaise à Bush et aux siens, la détestation des États-Unis est une réaction tout à fait rationnelle, logique – et, pourrait-on dire, légitime – à des actions perpétrées par l’hyperpuissance américaine dans le monde arabo-musulman.
Parmi les actions de l’US Army « qui peuvent transformer un Arabe en fanatique, en terroriste, en dénigreur de « l’Amérique, le Grand Satan » », William Blum cite, dans son ouvrage cité ci-dessus : la destruction en vol de deux avions libyens en 1981 ; les bombardements de Beyrouth en 1983 et 1984 ; le bombardement de la Libye en 1986 ; le bombardement et le coulage d’un navire iranien en 1987 ; la destruction en vol d’un avion de ligne iranien en 1988 ; la destruction en vol de deux autres avions libyens en 1989 ; le bombardement massif du peuple irakien en 1991 ; la poursuite des bombardements et des sanctions contre ce pays, puis son occupation militaire depuis 2003 ; les bombardements du Soudan et de l’Afghanistan en 1998, puis l’occupation de l’Afghanistan à partir de 2001 ; l’aide militaire massive et le soutien inconditionnel à Israël malgré les exactions de l’État hébreu dans les territoires palestiniens ; le « deux poids deux mesures » appliqué au terrorisme d’État pratiqué par Israël ; la condamnation préalable de toute forme de résistance arabe souvent assimilée à du terrorisme ; les pressions incessantes contre l’Iran, la Syrie et la Libye à cause de leur opposition à l’État hébreu ; l’enlèvement et/ou l’assassinat, dans des pays musulmans, d’hommes opposés à leurs desseins et intérêts ; leur soutien aux régimes despotiques et corrompus en place dans la plupart des pays arabes et musulmans ; et leur présence militaire et technologique dans certains de ces pays.
Que doivent faire les États-Unis pour améliorer leur image dans le monde arabe ? Voici, dans l’ordre, les réponses d’une majorité des 3 300 Arabes interrogés par Zogby International : « cesser de soutenir Israël » ; « changer de politique au Moyen-Orient » ; « se retirer d’Irak ». Il y a très peu de chances qu’ils soient écoutés par l’actuel locataire de la Maison Blanche. Ni avant ni après l’élection présidentielle du 2 novembre prochain, car il s’agit là de choix stratégiques américains. Dont les Arabes et les musulmans sont condamnés à subir les conséquences. Ce n’est pas là une bonne nouvelle pour les adeptes de Mohammed. Ni d’ailleurs pour ceux de « W ». Avis de tempête, donc…

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