Au chevet du Darfour

ONU, Union africaine, États-Unis, Grande-Bretagne, France La mobilisation est générale dans la province de l’Ouest en proie à un conflit aux origines lointaines et aux causes multiples. Mais si le diagnostic est le même, les solutions divergent parfois.

Publié le 10 août 2004 Lecture : 11 minutes.

Le conflit du Darfour émeut les opinions publiques du monde entier. Saisis par le « syndrome du Rwanda », autrement dit craignant d’être accusés d’immobilisme ou d’indifférence face à une situation tragique, comme ils l’ont été lors du génocide rwandais de 1994, les responsables occidentaux se précipitent sur place. Qui n’a pas été vu au Darfour ? Le secrétaire d’État américain Colin Powell, le ministre français des Affaires étrangères Michel Barnier, le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan, tous ont foulé ces jours derniers le sable brûlant des camps de déplacés. Mais au vu de leurs déclarations, on peut s’interroger sur ce qu’ils ont perçu du Soudan en général et du Darfour en particulier. Comment peut-on songer à infliger des sanctions économiques
à un pays qui compte un million de déplacés et deux cent mille réfugiés, sans oublier les populations du Sud pas encore remises de vingt ans de guerre civile ? Retour sur quelques
éléments clés.

Les causes de la guerre : racisme ou non ?

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L’actuel gouverneur du Nord-Darfour l’a longuement expliqué au président de la Commission de l’Union africaine, Alpha Oumar Konaré, lors de la visite de ce dernier le 20 juin à el-Fasher, la principale ville de la province : il est très tentant d’analyser le conflit du Darfour comme un affrontement entre « Arabes allogènes » et « Noirs indigènes ». C’est une vision simpliste, voire erronée.

Le problème de la terre. Du XVIe siècle à 1916, le Darfour était un sultanat indépendant. Le pouvoir était aux mains des Fours, qui occupaient les monts Marra. Leur expansion vers
le Sud et l’Ouest a entraîné l’absorption d’autres groupes, arabes ou non, par mariages et grâce à la complémentarité des activités économiques, les Fours étant plutôt agriculteurs et les Arabes éleveurs. Cependant, les riches fermiers pouvaient acquérir des
troupeaux et devenir baggara (Arabes éleveurs de moutons ou de bovins) et inversement.
Lorsque les Britanniques colonisent le Darfour en 1916, ils introduisent la notion de « dar » [« terre natale »] et les différentes ethnies reçoivent des territoires bien délimités. Premier problème, cette répartition n’a jamais été officialisée par la loi soudanaise. Second problème : seuls les éleveurs vivant en osmose avec les villages appartiennent au dar, rien n’est accordé aux nomades du Grand Nord, qui ne pourront donc, plus tard, acquérir la citoyenneté soudanaise.
Dans les années 1980, l’accroissement de la population provoque l’expansion des fermes sur toutes les terres cultivables, réduisant les pâturages. La dégradation écologique
contraint par ailleurs les éleveurs de dromadaires à parcourir des distances de plus en plus grandes pour trouver la nourriture et l’eau. Aujourd’hui, ces nomades exclus des dar constituent le fer de lance des milices Djandjawids, alors que les bergers et les bouviers
sédentarisés n’y sont pas, ou très peu engagés. Le fait que les Djandjawids coupent les arbres fruitiers et détruisent les canaux d’irrigation confirme aussi qu’il s’agit, dès l’origine, d’un problème foncier.

Les luttes intercommunautaires. En 1980, le nouveau gouvernement régional devient responsable de la fourniture des services publics, mais le budget qui lui est alloué est très insuffisant par rapport aux besoins (éducation, santé, infrastructures) et, surtout, en matière de sécurité. Les attaques et les vols de bétail et de vivres sont monnaie courante. Ils sont souvent le fait des factions rebelles tchadiennes qui parcourent la région. Les Darfouriens surtout les nomades s’arment donc pour se défendre. Le
gouvernement compense ses moyens insuffisants, notamment policiers, par une extrême brutalité envers les criminels, qui sont crucifiés ou amputés d’une jambe ou d’un bras. Plus graves, les différents gouverneurs ne tentent rien pour résoudre les conflits entre
communautés et ceux-ci vont aller crescendo jusqu’en mai 1989, date à laquelle le Premier ministre de l’époque, Sadek el-Mahdi, convoque une conférence régionale. Ses conclusions en particulier la compensation financière des destructions ne seront jamais suivies
d’effet. L’escalade va reprendre. La subdivision du Darfour en trois régions fédérées ne résoudra pas le problème, et les communautés s’organisent alors en milices d’autodéfense, l’embryon des groupes rebelles d’aujourd’hui.

Le facteur politique : qui fait quoi ?

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Le premier facteur est la marginalisation des Darfouriens, dans la vie politique nationale, et ce depuis les années 1960. L’ancien gouverneur Ahmed Diraige, membre de la National Democratic Alliance (NDA, fédération d’officiers de l’armée, de partis et de
syndicats d’opposition) dénonce cette situation ainsi que le socio-anthropologue Sharif Harir, l’un des leaders de la Sudan Liberation Army (ALS, mouvement rebelle), qui réside à Asmara, en Érythrée.

La volonté d’hégémonie des Arabes. S’il existe un quelconque racisme dans le conflit du Darfour, il est le fait des partisans du « couloir arabe », une zone qui traverserait
l’Afrique d’Ouest en Est. Les fidèles du Premier ministre déchu Sadek el-Mahdi, autrefois exilés en Libye, constituent le gros de ces partisans, dont beaucoup ont déjà rejoint l’armée ou les milices. Certains d’entre eux ont également constitué l’Alliance arabe au Darfour, dont le but est d’asseoir la domination arabe dans la région. Par ailleurs, au cours des années 1980, plusieurs factions tchadiennes ont utilisé le Darfour comme base de
repli. Les liens entre l’Alliance arabe et ces groupes, dont certains sont considérés comme des « Arabes », constitue l’un des soucis actuels du président tchadien Idriss Déby.

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Des islamistes divisés. Le Darfour tient une place à part dans le mouvement islamiste soudanais. Il existe un groupe de Soudanais d’origine ouest-africaine installés depuis
longtemps dans le pays, principalement des Haoussas et des Peuls, appelés Fellatas. Dans les années 1990, le gouvernement a corrigé une anomalie historique en leur octroyant la nationalité. Le leader islamiste Hassan el-Tourabi, alors Premier ministre, a ainsi élargi sa base, traditionnellement composée d’Arabes de la vallée du Nil, en enrôlant ces musulmans de l’Ouest, ainsi que des Darfouriens. En 1999, quand le président el-Béchir a limogé Tourabi de son poste de Premier ministre, la plupart des « Occidentaux » et des
Darfouriens ont rejoint les rangs de l’opposition. Ce sont eux qui forment l’ossature du Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE, rebelle). Les Arabes « locaux » sont, eux, restés favorables au gouvernement. Les islamistes soudanais sont donc divisés sur la question du Darfour.

Des militaires jusqu’au-boutistes. Autre groupe jouant un rôle important : les officiers supérieurs de l’armée, qui contrôlent le renseignement militaire et les forces de sécu-
rité. Au fil du temps, ils se sont constitués des forces supplétives avec les milices du Sud et de l’Ouest, actives au point de bloquer, voire de mettre en péril le processus de paix entre Khartoum et la Sudan People’s Liberation Army (SPLA, mouvement sudiste dirigé par John Garang). Lorsque l’insurrection de l’ALS et du MJE a éclaté en 2003, le gouvernement a d’abord tenté de trouver une solution politique. Aucun consensus n’étant possible, il a eu recours à la solution militaire et donné carte blanche à ces cadres de l’armée. Ceuxci ont conclu une alliance objective avec les Djandjawids, nomades arabes du Nord-Darfour, et les Fursans, leurs équivalents au Sud, moins connus des médias, mais déjà utilisés en 1991 pour contrer les incursions de la SPLA au Darfour. Les Djandjawids sont loin d’être des islamistes. Les organisations humanitaires internationales ont d’ailleurs plusieurs fois noté leur habitude de profaner des mosquées.

Les humanitaires, un rôle à double tranchant

Avec plus d’un million de personnes déplacées, même prises en charge par les organisations internationales, la crise humanitaire ne peut pas être loin. Le risque de
famine est bien réel, et ce sont deux millions de personnes, au total, qui sont actuellement touchées par la guerre. L’insécurité, qui empêche les paysans de se rendre dans les champs, aura pour conséquence des récoltes mauvaises, voire inexistantes, et un accroissement de la famine et de la mortalité. Les pertes humaines pourraient alors se situer entre 100 000 et 350 000 personnes.
La meilleure action à entreprendre consisterait à garantir à chacun la possibilité de rentrer et de vivre sain et sauf dans son village. L’assistance apportée aux déplacés et aux réfugiés ne doit pas servir objectivement ceux qui organisent le nettoyage ethnique de la région.

Génocide ou non ?

L’article II de la Convention de 1948 sur le génocide définit ce terme avec précision. Contrairement à ce qui s’est passé en 1994 au Rwanda et à ce que pense le Congrès américain, il y a aujourd’hui au Darfour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, ce qui est, de toute façon, inacceptable et condamnable, mais pas de génocide. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de distinction nationale ou religieuse entre les bourreaux et les victimes. Les mariages intercommunautaires et les promotions sociales
ont rendu floue la frontière entre « Arabo-Soudanais » et « Négro-Soudanais », en dépit de la différence linguistique. De nombreuses exactions sont commises, mais il n’y a pas volonté d’extermination systématique des femmes, des enfants et des vieillards que l’on retrouve en nombre dans les camps. Par ailleurs, la planification des massacres n’est pas établie.
La qualification de « génocide » est lourde de conséquences, puisqu’elle peut autoriser une intervention armée extérieure sous l’égide des Nations unies, ce qui, compte tenu de la situation politique actuelle au Soudan, peut faire craindre un coup d’État et une intensification de la guerre civile.

Les pressions internationales

L’empressement des États-Unis. Les Américains font intensément pression sur Khartoum pour
une prompte résolution du conflit. On l’a compris lors de la visite au Darfour du secrétaire d’État Colin Powell, le 30 juin dernier. Elle a été suivie, dix jours plus tard, d’un article dans la presse européenne où il exprime sa déception devant la lenteur du pouvoir soudanais à faire cesser les violences. Il y annonce la rédaction d’une
résolution à soumettre au Conseil de sécurité des Nations unies, qui contient une promesse d’aide de 300 millions de dollars sur deux ans, et une menace de sanctions en cas d’immobilisme.
Comment expliquer cette soudaine sévérité, si ce n’est par l’intérêt américain renouvelé pour la carte pétrolière sahélienne ? D’autre part, il peut être important pour George Bush, à l’approche de la présidentielle, de continuer à séduire les Africains-Américains
comme il a pu le faire par l’engagement des États-Unis dans le règlement de la crise au Liberia et en Haïti. Le Congrès lui est venu en aide en adoptant à l’unanimité, le 22 juillet, un texte qualifiant de « génocide » la situation dans la région. On peut se demander quel rôle a joué en cela l’American Anti-Slavery Group, un lobby piloté par l’ancien sénateur républicain Jesse Helms, connu pour ses options chrétiennes ultraconservatrices.

L’Union européenne tiraillée entre Britanniques et Français. Le Premier ministre britannique Tony Blair a appuyé la menace américaine, ce même 22 juillet, en déclarant qu’il fallait agir au Soudan « par tous les moyens possibles ». Son chef des forces
armées, le général Mike Jackson, a ajouté qu’il pouvait mobiliser cinq mille hommes pour une éventuelle intervention. Quant à l’Union européenne, elle s’est jointe à la condamnation unanime des violences au Darfour, mais sans aller jusqu’à menacer le gouvernement soudanais. Privilégiant la solution politique, le chef de la diplomatie
européenne Javier Solana a dépêché des représentants pour assister aux débuts des pourparlers entre Khartoum et les rebelles, qui ont eu lieu à N’Djamena (Tchad) le 2 juillet et à Addis-Abeba (Éthiopie) le 15 juillet.
C’est aussi la position de la France. Peut-être entend-elle ainsi contrer l’influence
anglo-américaine dans la région. Sans oublier que la compagnie Total détient toujours un permis d’exploitation pétrolière, pas encore mis en uvre, dans les régions de Bor et de Pibor, dans l’Extrême-Sud soudanais. Sa participation à la solution politique se traduit par l’envoi à la frontière entre le Tchad et le Soudan d’hommes de ses forces basées à N’Djamena, mais aussi par la présence au sein de la Commission mixte de surveillance du cessez-le-feu du colonel Davoine, qui assiste le général Okonkwo nommé par l’Union africaine. Paris investit également beaucoup dans les opérations humanitaires, notamment en finançant la location pour quatre mois d’un avion gros-porteur qui fait des rotations pour acheminer l’aide alimentaire jusqu’à el-Fasher pendant toute la saison des pluies.

Les Nations unies fébriles. L’ONU et Kofi Annan n’en finissent plus d’expier leur passivité dans le génocide rwandais de 1994. Le secrétaire général juge toujours insuffisants les progrès réalisés depuis sa propre visite au Darfour et celle de Colin Powell. Il a soutenu la résolution présentée par les États-Unis au Conseil de sécurité, qui prévoit qu’en cas de non-coopération de Khartoum dans les trente jours des mesures
incluant « l’imposition de sanctions au gouvernement soudanais » sont envisagées. La résolution vise à imposer l’embargo sur les armes à destination du Darfour.

Baptême du feu pour l’Union africaine. Le président de la Commission de l’Union africaine, Alpha Oumar Konaré, est persuadé que la meilleure solution pour le Darfour sera
trouvée par les Africains eux-mêmes. C’est pourquoi il pèse de tout son poids pour un règlement politique régional. En attendant, les observateurs militaires de l’UA sur le terrain ont, pour la première fois le 28 juillet, dénoncé officiellement des exactions commises par des miliciens sur des civils, et les multiples violations du cessez-le-feu
tout au long du mois de juillet. Devant les faits, l’UA envisage la transformation de son contingent chargé d’assurer la sécurité des observateurs en une force de maintien de la paix d’environ 2 000 hommes.

Inertie de la Ligue arabe. Les représentants du monde arabe sont restés discrets jusqu’à ce que les Nations unies s’emparent du problème et menacent le Soudan de sanctions. Le secrétaire général de la Ligue, Amr Moussa, a alors souligné, le 28 juillet, la nécessité d’y faire obstacle, tout en affirmant qu’il y avait « beaucoup d’exagération » en ce qui
concerne la situation humanitaire. Critiquée, notamment au sein de groupes de réflexion dans les Émirats arabes unis, pour sa réaction tardive, ses approximations et son manque
d’initiative, la Ligue arabe ne semble pas avoir pris la mesure des enjeux de ce conflit. L’inaction des dirigeants arabes rend hypothétique leur participation aux futures négociations intersoudanaises, qui pourraient avoir lieu à Genève fin août.

Que pense le gouvernement soudanais ?

Pour Mustapha Osman Ismaïl, ministre soudanais des Affaires étrangères, en visite dans plusieurs pays européens fin juillet, « la situation sur le terrain est complexe. Il faut
faire la différence entre les bandits qui pillent, tuent et trouvent dans la guerre un climat qu’ils estiment propice pour satisfaire leurs ambitions politiques, et les groupes constitués par les tribus qui ont refusé de se rallier aux mouvements rebelles et s’arment
dans le but d’assurer leur propre défense. » Pour Khartoum, la situation sur le terrain est donc très confuse et il est indispensable qu’elle soit résolue par les Soudanais eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils parviennent à définir un nouveau « pacte intérieur » qui puisse satisfaire la société civile, les partis politiques et les élites, y compris dans l’opposition.

En conclusion

Si le sort des populations en détresse bouleverse la communauté internationale, ce sont les intérêts stratégiques des uns et des autres qui pèsent le plus lourd dans les décisions. Le conflit ne pouvait être placé, comme celui du Sud-Soudan, sur le terrain religieux. La résolution votée par le Congrès américain « ethnicise » donc un conflit économique entre nomades et sédentaires de même religion. Le résultat est équivalent : on
va vers une dislocation du pays, comme le souhaitent les partisans de la fracture entre Arabo-Africains et Négro-Africains, ceux-là mêmes qui souhaitent l’émergence d’un « Grand
Moyen-Orient ».

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