Asilah, ou le cinéma retrouvé
Rencontres Sud-Sud ? Une appellation totalement justifiée pour la manifestation qui a réuni des professionnels d’une quinzaine de pays dans la cité marocaine du 23 au 29 juillet. Offrant ainsi une nouvelle cartographie du septième art.
Sur la carte artistique mondiale, Asilah, petite ville de pêcheurs proche de la turbulente Tanger, n’est pas une totale zone d’ombre. Voilà bientôt trente ans qu’y a été créé le Moussem, l’une des rares manifestations artistico-littéraires soucieuses de jeter une passerelle entre Afrique blanche et Afrique noire. Aujourd’hui, c’est le cinéma qui, pour la première fois, emboîte le pas aux peintres, romanciers et intellectuels. Réalisateurs, scénaristes, producteurs venus d’une quinzaine de pays différents se sont retrouvés dans la cité marocaine du 23 au 29 juillet lors des Rencontres du cinéma Sud-Sud. Soit une programmation riche de quinze longs- et treize courts-métrages donnant à voir un tableau éclectique des cinématographies des trois continents, des productions les plus ambitieuses (Schizo, de la cinéaste kazakhe Guka Omarova, en sélection officielle au dernier Festival de Cannes) aux plus mainstream.
Rencontres Sud-Sud ? L’expression, tout droit sortie d’un placard seventies, paraissait furieusement désuète. Asilah a donné la preuve du contraire lorsqu’au hasard d’une conversation on put entendre une cinéaste kazakhe engager une discussion avec un collègue libanais sur la nécessité d’avoir ou non un agent artistique. Plus loin, un directeur de festival et un critique arabes discutaient des mérites comparés de Kirsten Dunst et de Drew Barrymore, simple mise en appétit avant un quiz vertigineux sur le Hollywood des années 1950. Au petit déjeuner, il est vrai, on avait déjà vu un cinéaste de Bahreïn broder brillamment sur les débuts du cinéma kéralais devant deux Indiens médusés, ceux-là mêmes qui, le soir venu, engageraient un débat sur la littérature d’Afrique noire avec un réalisateur nigérian.
Preuve que le cinéma ne s’exprime pas que par des films. Il s’exprime aussi par ce qui se faufile entre eux, au hasard des affinités électives qui se nouent entre deux salles, deux projections, deux univers esthétiques. Asilah a offert pendant une semaine le spectacle rare de cette nouvelle cartographie du cinéma où la mondialisation ne fonctionnerait plus comme plus petit dénominateur commun (selon la classique équation Coca + Nike), mais tisserait un réseau de correspondances aussi improbables qu’emballantes où, entre Vladivostok et Damas, Alma-Ata et Le Caire, Buenos Aires et Téhéran se tramerait une géographie secrète, faite d’intérêts, de soucis et de désirs partagés, de références et de communes obsessions. Ainsi, il y eut quelque chose de vertigineux à voir à la suite Visions chimériques, de la Syrienne Waha al-Raheb, et Maargam, du Kéralais Rajiv Vijay Raghavan, tant ces deux films entretiennent un évident air de famille. Dans les deux cas, c’est l’histoire d’une communauté vue par l’un de ses membres qui se déploie sous nos yeux : d’un côté, la Syrie des années 1970, de l’autre, l’Inde de la postindépendance.
Visions chimériques démarrent sur une route de montagne où l’héroïne tente de rejoindre le Liban dans la débâcle générale (les Israéliens ont envahi le pays, tous, civils et militaires, ne songent qu’à sauver leur peau). Le film n’est qu’un immense flash-back qui explore à grands coups de sonde les raisons de la fuite de Djamileh, fille cadette et chérie d’un boulanger damascène et à ce titre tyrannisée par lui. Aborder la politique sous l’angle de la sphère privée ?
Le procédé n’est pas sans rappeler celui adopté par Yousri Nasrallah dans La Porte du soleil, ou, dans une version certes moins réussie, Atash du Palestinien Tawfik Abou Wael. Il se double ici d’un admirable portrait de femme dont la subtilité bloque la route à toute stylisation métaphorique. Si le film reprend la grammaire des téléfilms syriens (effets spéciaux bricolés, zooms vertigineux, acteurs problématiques), il transcende ces lourdeurs par sa vitalité et son incandescente ironie. Dans Visions chimériques, les hommes sont de beaux parleurs, férus de poésie et de philosophie, mais se révèlent au bout du compte pleutres et passifs.
Dans Maargam, c’est une autre figure d’homme en déroute qui se dessine. Ancien marxiste, Venu Menon n’est plus que l’ombre de lui-même : à peine capable de subvenir aux besoins de sa famille, plongé dans une sieste sans fin qui lui permet (de moins en moins bien) de tenir à distance ses démons. En dépit d’évidentes maladresses, Maargam emporte l’adhésion par son acuité et sa profondeur romanesque. Dans les deux cas, c’est à partir du conflit père-fille que se dessine le portrait d’une génération perdue, impuissante à affronter une réalité à laquelle ses rêves bigger than life ne l’ont nullement préparée.
Tout autre est l’approche du Marocain Hakim Belabbes dans Les Fibres de l’âme, chronique du retour au pays natal d’un fils de paysan parti faire fortune à New York. D’une architecture sophistiquée, mêlant présent, flash-back et scènes oniriques, greffant quelques sous-pistes narratives sur la branche principale du récit, Les Fibres de l’âme s’apparentent plutôt à une réflexion sur la violence qui sous-tend les rapports père-fils. Réflexion à laquelle la figure d’une absente (la mère, morte à la tâche après plusieurs décennies de trahisons et de violences conjugales) vient apporter une touche de mélancolie non dénuée de colère. L’âpreté du film, la précision avec laquelle il rend compte des rites et coutumes marocains, le rattachent par moment à la grande école documentariste marocaine des années 1970.
Cette attention portée à un quotidien qu’en d’autres lieux on nommerait patrimoine est d’ailleurs l’autre fait marquant du festival. Versant documentaire ou fiction, l’urgence semble être désormais à la captation de traditions en voie de déshérence. Dans Sheikhat, Ali Essafi filme ainsi, à travers deux magnifiques personnages de chanteuses, les dévoiements d’une tradition musicale très populaire au Maroc. Sous une forme bien plus télévisuelle, c’est tout un pan musical de la culture cairote qui est révélé dans Mohamed Ali Street, de l’Égyptienne Nabiha Lufti, tandis que son compatriote Ali Ghazouli, dans l’elliptique Odes of Gorma, s’interroge sur le travail de quelques tailleurs de pierre. Ces têtes de pharaons, ces Osiris en porphyre sculptés à la chaîne sont-ils pour eux de simples bibelots, objets sans âme pour touristes occidentaux en mal de souvenirs made in Egypt, ou gardent-ils encore le mystère d’une civilisation, d’une culture disparues ?
À Asilah, c’est une autre civilisation qui est resurgie, celle d’un monde de cinéma sans frontières, traversé de débats, de questionnements, de correspondances aussi passionnées que passionnantes. La suite, vite.
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