Richard Bohringer

Comédien, chanteur, écrivain, il est tout cela à la fois. Mais la vraie passion de cet artiste de 65 ans à la fougue adolescente, c’est le continent africain, qu’il a découvert il y a un quart de siècle et où il passe le plus clair de son temps.

Publié le 9 juillet 2007 Lecture : 12 minutes.

Tee-shirt, jean, baskets À 65 ans, c’est encore un adolescent pressé et déterminé. Mais cette première image s’efface dès qu’il parle. Richard Bohringer, c’est d’abord une gueule. Il porte sur le visage les stigmates de la passion et de l’errance. Ce matin-là, il arrive dans les locaux de Jeune Afrique à l’heure dite. Mais, visiblement, ce n’est pas son heure. Les conférences de rédaction ne sont pas non plus son monde. Quatre cafés d’affilée et une salle plus intime lui restituent sa sérénité.
Attention, ce comportement imprévisible, ces sautes d’humeur ne sont pas des caprices de diva. La modestie même, Richard Bohringer respire la générosité et, lorsqu’il se confie, la sincérité est désarmante. En principe, il est prêt à parler de tout, aucune question ne le gêne. Encore que, à l’évidence, un seul sujet le passionne : l’Afrique. Quand il en parle, il se transforme, il s’anime. Il était illuminé, il devient lumineux, surtout lorsqu’il évoque, de sa voix rocailleuse et reconnaissable entre toutes, le « continent de lumière ». Le « griot blanc » est dans son élément.
« Le Sénégalais de cur et de papier » est encore ému par les bribes de vie qu’il a glanées dans la savane, loin des foules, loin de Dakar. Il a aussi ses coups de gueule contre les pilleurs de l’art africain et contre tous ceux qui ne voient l’Afrique qu’à travers des chiffres. Quand il parle des présidents africains, sa spontanéité demeure intacte. Pas un mot sur lui-même. Ce comédien fécond ayant à son actif plus d’une centaine de films – dont Diva (1981), Le Grand Chemin (1987), C’est beau une ville la nuit, qu’il réalise en 2006 à partir de son best-seller publié en 1988 par Denoël – et qui a tourné avec les plus grands réalisateurs (Sautet, Beineix, Deville, Besson, etc.) refuse de s’attarder sur une carrière pourtant réussie. Cet écrivain à succès – parmi ses derniers ouvrages, L’Ultime Conviction du désir en 2005 et Carnet du Sénégal (éditions Arthaud) en 2007 -, ce chanteur de blues dans des salles pleines à craquer préfère parler de l’Afrique. Son amour éternel.

Jeune Afrique : Quand a commencé votre histoire avec l’Afrique ?
Richard Bohringer : Elle a commencé en Côte d’Ivoire, voilà vingt-six ans. C’était pour le tournage du film Ada dans la jungle de Gérard Zing. J’ai alors découvert cette Afrique des fromagers géants, des membas, etc. Avec la Côte d’Ivoire, j’ai pris l’Afrique en pleine gueule. La petite musique qui est arrivée après, c’est-à-dire une brise de spiritualité, j’y ai goûté quand je suis arrivé au Sénégal pour la préparation du film de Bernard Giraudeau, Les Caprices d’un fleuve. C’était mystique. Sur ce film, on a travaillé avec des centaines de Sénégalais du matin au soir. On a partagé leurs soucis, leur quotidien. Cette expérience m’a bouleversé.

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Depuis, vous n’avez cessé de défendre l’Afrique, de la présenter sous son meilleur jour. Pourquoi un tel engagement ?
Il y a un esprit africain très brillant. Dans la savane, les hommes et les femmes que je rencontre ont des réponses sensées et justes. Le problème, c’est que les paysans sont laissés à eux-mêmes et qu’ils ne reçoivent aucune aide.

Pour vous, l’Afrique doit d’abord compter sur ces paysans Mais l’Afrique peut-elle se développer tout en restant traditionnelle ? Cette « Afrique des villages » à laquelle vous êtes si attaché a-t-elle encore un avenir ?
Oui, même si cela paraît un vu pieux. Mais je rappelle que tous les pays qui ont ignoré leur paysannerie se sont rapidement aperçus que c’était une catastrophe. Le progrès est nécessaire, mais il faut s’appuyer sur une terre, un terroir. On ne peut pas toujours être projeté vers l’avenir, il faut des assises pour réfléchir, comprendre et rester lumineux. Or le travail de la terre est lumineux, magique. Et puis cessons de donner des leçons aux Africains. Ce sont eux qui ont les réponses, même s’il faut les aider pour qu’ils puissent sortir de la pauvreté.

L’Afrique ne peut pas s’en sortir sans aide ?
Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas l’aider comme on l’a fait jusqu’à présent.

Mais encore ?
La révélation est venue de mon fils aîné. Un jour, il m’a dit : « Papa, on n’a pas besoin d’un gros tas de pognon » En fait, il faut commencer par le commencement, c’est-à-dire permettre à la paysannerie du Sahel de cultiver, d’irriguer. Au Sénégal, il faut des machines à dessaler l’eau de mer. Je suis prêt à donner des concerts pour les payer. Ceux qui ont le plus de problèmes à mon sens, ce sont les Maliens. Pendant l’hivernage, il y a trop d’eau qui détruit tout sur son passage et après, il n’y en a plus assez. Tels sont les problèmes réels. C’est sur le terrain que l’on aidera l’Afrique, pas dans les colloques.

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Mais les ONG font déjà ce travail de terrain
J’ai surtout vu leurs 4×4 traverser la ville sans regarder personne !

À vous entendre, l’aide au développement paraît simple
Ce n’est pas compliqué : en France, nous avons 2 millions de chômeurs. Parmi eux, il y a des ingénieurs agronomes, en hydraulique, etc. Pourquoi ne pas les emmener un temps en Afrique où ils seront très utiles ? Au lieu de charters pour ramener les Africains chez eux, je propose un charter avec des paysans et des ingénieurs français qui séjourneraient pendant trois mois en Afrique. De tels échanges peuvent faire l’objet d’un accord entre gouvernements.

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Êtes-vous sûr que ça marchera ?
Oui, dans un cas sur deux. Il faut aider les paysans et les pêcheurs africains. Et dénoncer le scandale de la mer vendue à l’étranger. Prenons les pêcheurs du Sénégal. Ils n’ont plus de poissons. Pourquoi l’Afrique vend-elle sa mer ? Pourquoi ne la protège-t-elle pas et laisse-t-elle venir ces bateaux-usines qui pillent les fonds marins ?

Mais ce sont les Africains eux-mêmes qui vendent, comme vous dites, leur mer
D’où la nécessité d’en parler à nos présidents africains.

Quel président rencontrez-vous le plus souvent ?
Celui du Burkina Faso, Blaise Compaoré.
Lui parlez-vous de la mauvaise gouvernance, de la corruption en Afrique ?
Oui, on parle de tout. Mais, vous savez, la conversation avec un Africain ressemble à un battement d’ailes de tourterelle. On avance autant que possible, quand le temps le permet.

Donc, avec le président Compaoré, tous les sujets n’ont pas encore été abordés
Pour le moment, je l’écoute. Il m’a notamment parlé de l’accord de paix signé le 4 mars à Ouagadougou pour mettre fin à la crise ivoirienne. Il craignait qu’encore une fois la France ne se place aux avant-postes en s’arrogeant la paternité de l’accord. Le lendemain, les journaux français publiaient une photo de Brigitte Girardin, alors ministre délégué à la Coopération, au Développement et à la Francophonie, qui expliquait que la France avait bien travaillé.

Votre discours, qui a tendance à culpabiliser l’Occident, ne risque-t-il pas d’exonérer les Africains de leurs propres responsabilités ?
[Après un temps d’hésitation.] Cette question est très délicate. Il faut dépasser la culpabilité ou la responsabilité des uns et des autres. Assumons le passé et regardons vers l’avenir. C’est avec ses hommes et ses femmes que l’Afrique se relèvera et non avec certains de nos universitaires qui ne connaissent rien à l’Afrique. Je connais des gens magnifiques au Mali, comme Cheikh Oumar Sissoko, le ministre de la Culture, qui est aussi un grand cinéaste. C’est avec ces personnes que l’Afrique s’en sortira.

Avez-vous été contacté par les organisations internationales pour diffuser votre approche de l’Afrique ?
Non. Jamais.

Vous n’êtes pas demandeur ?
Je n’ai rien à demander. Ils font ce qu’ils veulent. Et ils n’aiment peut-être pas Bohringer. Je parle trop fort pour eux mais c’est parce que mon cur bat fort !

Vous n’aimez peut-être pas avoir affaire aux organisations, aux structures
Je préfère les relations directes avec les hommes. Je l’ai dit au président Sarkozy lorsqu’il m’a convoqué.

Ah, bon ! le rebelle répond donc aux convocations
Bien sûr, quand il s’agit de parler de mon peuple blanc ou noir. Le président m’a demandé ce que je préconisais pour l’Afrique et je lui ai dit ce que mes yeux ont vu et mes oreilles entendu. Je lui ai expliqué que sur le quai de la gare de Kayes, au Mali, aucun homme n’est heureux de partir, de quitter sa famille, sa communauté. Je suis persuadé que si on faisait le nécessaire, on pourrait réduire de 25 % l’émigration.

Vous rejoignez donc le président français sur sa volonté de diminuer les flux migratoires
Non, je ne dis pas ça. Mais si on résout certains problèmes économiques, au moins 25 % de ces Africains resteraient chez eux. Et puis il faut, à propos de l’immigration, tenir un langage moins abrupt, moins égoïste. Il faut leur dire : écoutez, la France a beaucoup de problèmes en ce moment. Il faut comprendre.

Pensez-vous être entendu ?
Il y en aura toujours 10 % qui verront dégouliner de la télévision la richesse, les diamants et les comptoirs du Bon Marché et qui auront envie d’y goûter

Comment avez-vous réagi quand Sarkozy a dit que la France n’avait plus besoin de l’Afrique ?
C’est son erreur philosophique.
Vous le lui avez dit ?
Pas comme ça. Je lui ai dit que l’Afrique possède une puissance intellectuelle, spirituelle et créative gigantesque dont on devrait s’inspirer. Je n’ai pas de chiffres sous la main pour dire si on a besoin ou non de l’Afrique sur le plan économique. Mais je sais qu’on a besoin de l’autre Afrique, la grande Afrique. Ce n’est pas seulement un mirage ou un rêve. C’est une réalité palpable. On peut regarder le monde et la vie autrement qu’à travers les chiffres. J’aime croiser ce vieil homme dans la savane qui me salue, « salâm aleykoum ».
Ne tombez-vous pas dans l’angélisme ?
Je parle de l’Afrique telle qu’elle est, de l’Afrique millénaire. Mais il faut s’éloigner de Dakar pour s’en rendre compte. Les hommes et les femmes me touchent au plus profond et leurs besoins sont extrêmement simples.

Les villes, à vous entendre, sont la malédiction de l’Afrique.
Elles ne se développent pas. Prenons Dakar, à part quelques maisons blanches qu’on remarque en sortant de l’aéroport, c’est le chaos. Mais en s’éloignant de la capitale, on retrouve l’Afrique authentique qui déborde de générosité.

Vous voyez souvent le président Abdoulaye Wade ?
Non. Il y a trop de gens autour de lui.
Vous avez des critiques à lui exprimer ?
Oui. Les choses n’avancent pas assez rapidement. Comment expliquer que ce pays qui dispose de tant d’intelligence humaine se trouve au bord du désespoir avec des vagues de migrants prêts à risquer leur vie sur une pirogue ? Mais comment faire pour que mon message soit plus entendu que celui des courtisans ? Je serais ravi d’être le seul conseiller de Wade. Ou plutôt son ami, son confident, le fidèle parmi les fidèles.

Vous semblez oublier que le président Wade est un libéral. Il veut faire du Sénégal un pays émergent avec une forte croissance économique, il construit à tour de bras, et les paysans attendent. C’est exactement le contraire de ce que vous préconisez
Moi aussi, je veux une Afrique moderne. Mais cette stratégie n’est-elle pas trop brutale ? On doit s’interdire de construire de belles maisons avant de finir les villages. Quand je dis que je ne crois pas aux projets gigantesques, c’est pour rappeler que la grandeur spirituelle de l’Afrique est telle qu’il n’est pas besoin d’aller vers une modernité non maîtrisée, calquée sur un modèle qui vient d’ailleurs.

Wade balaiera ce discours d’un revers de la main
Je sais. Mais il sait que je ne suis pas un courtisan. Lorsque j’ai acquis la nationalité sénégalaise en 2002, ses mots m’ont beaucoup touché. Il m’a dit avec une certaine malice qu’aucun Blanc n’avait fait ce geste auparavant. Je le respecte énormément et je reconnais que sa position n’est pas facile. Il est au cur de nombreuses contradictions. Voilà un homme qui était dans l’opposition, qui a fait de la prison pour ses idées et, aujourd’hui, il est le « grand chef ». J’approuve qu’il veuille faire du Sénégal un pays émergent. Mais il sait qu’au-delà de Dakar ou de Thiès demeure l’Afrique millénaire dont il faut impérativement tenir compte. Qu’importe aux peuples du Fouta qu’il y ait dix buildings de plus à Dakar. Ils sont dans une autre réalité. On ne peut pas, pour améliorer l’avenir d’un pays, assassiner son passé. Voilà mon message : soyez modernes, mais n’oubliez pas les anciens.

Est-ce que les grands médias français vous sollicitent pour parler ainsi de l’Afrique ?
Non. Les seuls qui sont autorisés à s’exprimer sont les universitaires et les intellectuels.

Votre discours n’intéresse pas les Français
Les Français comprennent parfaitement mon message. Mais pas le pouvoir. Il faut dire que je ne me conduis pas toujours très bien. Lors de l’inauguration du musée du Quai Branly, j’ai été invité à une émission télévisée en présence du directeur du musée et d’un célèbre ethnologue. Au cours de l’émission, je n’ai pas pu m’empêcher de glisser « que tout avait été volé ». Les invités n’ont pas beaucoup apprécié !

Mais ce musée, justement, n’est-il pas la meilleure manière de rendre hommage aux traditions africaines ?
Le musée est magnifique et je suis heureux qu’il existe. C’est le discours qui l’accompagne qui me gêne. Pourquoi ne remercie-t-on pas les Africains ? Il faut s’adresser à celui qui est devant sa télévision pour lui dire que le monde entier découvre son génie grâce à ce musée, le lui dire en wolof, en haoussa. Il pourra ainsi être fier et, à partir de cette fierté, on pourra construire ensemble. Et on y parviendra d’autant plus si on annonce que 50 % des entrées du musée iront à une société hydraulique en Afrique.

À quoi cela sert-il qu’un artiste ait ce discours ?
Je vous répondrai comme Blaise Cendrars quand on lui demandait pourquoi il écrivait : « Parce que ». De toute façon, ce n’est pas l’artiste qui parle, c’est l’homme.

À quoi ressemble votre journée à Saint-Louis, où vous avez une maison ?
Toutes mes journées sont pleines. Avec mon fils, j’écris des projets, je discute avec les anciens, je pars dans le désert

Vous étiez parrain du Fespaco en 2005. Que pensez-vous du cinéma africain ?
C’est un grand cinéma. En attendant le bonheur d’Abderrahmane Sissako est à mon sens un chef-d’uvre. Difficile de faire plus fort avec une ampoule, un fil et une plage. J’ai d’ailleurs dit à Sissako que s’il était japonais, on l’aurait appelé « maître ». Cela m’emm d’employer le terme africain en parlant de cinéastes, car le cinéma est universel et il y a de très grands réalisateurs en Afrique.

Que vous apporte l’Afrique personnellement ?
L’Afrique est un rêve. À 10 ans, j’en rêvais déjà avec les timbres-poste représentant les Massaïs, les lions, le Kenya, etc. À 12 ans, mon premier poème portait sur l’Afrique. Je suis né au milieu des Blancs et puis un jour, à Saint-Germain-des-Prés, au temps de l’existentialisme, j’ai rencontré les plus grands jazzmen du monde comme Miles Davis et Coltrane. C’est ainsi que j’ai découvert l’âme noire, l’âme humaine qui souffre, l’âme de Harlem. C’est comme ça que s’est développé mon amour pour ces hommes noirs.

Et les femmes africaines ?
Je n’ai pas eu d’aventures, si c’est ce à quoi vous pensez. Mais s’il doit y avoir une relation, ça ne pourra être qu’une belle histoire d’amour.

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