Richard Wright, Ralph Ellison, James Baldwin : black « livres » matter

Avec « Ils ont fait un rêve », Liliane Kerjan revient sur les parcours et les engagements de trois écrivains africains-américains majeurs.

James Baldwin ; Ralph Ellison ; Richard Wright. © Montage JA : Ulf Andersen / Aurimages via AFP ; Rea ; Photo12 via AFP

James Baldwin ; Ralph Ellison ; Richard Wright. © Montage JA : Ulf Andersen / Aurimages via AFP ; Rea ; Photo12 via AFP

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Publié le 18 septembre 2021 Lecture : 6 minutes.

Il y a un an, la lame de fond Black Lives Matter révélait la société américaine telle qu’elle est, fracturée et assise sur la faille jamais résorbée de la ségrégation. Ce racisme endémique a été secoué par une nouvelle génération de militants. Des Africains-Américains ont fait résonner les voix de leurs devanciers, qui avaient accompagné le mouvement pour l’égalité des droits civiques.

Monstres sacrés

Avant et aux côtés des politiques, comme Martin Luther King, d’autres ont fait un rêve. Liliane Kerjan, spécialiste en littérature américaine, reprend la célèbre formule que le pasteur avait employée en 1963, devant le Lincoln Memorial à Washington, dans son livre biographique Ils ont fait un rêve. Ils, ce sont Richard Wright, Ralph Ellison et James Baldwin. Rien ne prédisposait ces trois hommes à devenir des monstres sacrés de la littérature africaine-américaine. Et de la littérature tout court.

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Noirs, les trois écrivains grandissent dans les États-Unis d’Amérique marqués par la ségrégation raciale. De familles décomposées et recomposées, ils passent d’un foyer à l’autre en fonction des vicissitudes. Extrêmement pauvres, ils doivent multiplier les jobs sous-payés pour survivre dès l’enfance. Talentueux, ils forcent le destin qui leur était promis pour devenir de grands écrivains. Curieux, ils voyagent à travers le monde, avec un tropisme français et européen.

« Ils ont fait un rêve », de Liliane Kerjan, est paru aux éditions Albin Michel (314 pages, 21,90 €) © Albin Michel

« Ils ont fait un rêve », de Liliane Kerjan, est paru aux éditions Albin Michel (314 pages, 21,90 €) © Albin Michel

Richard Wright, « le précurseur »

Le plus âgé d’entre eux, Richard Wright, « le précurseur », fait figure de pionnier. Enfant, il vend un hebdomadaire pour une clientèle blanche. Un soir, un homme noir lui montre une caricature dans le journal qu’il distribue et il réalise qu’il « est devenu bien malgré lui un agent de propagande du Ku Klux Klan ». Il renonce à ce travail qui lui rapporte 50 cents par semaine. Ceci n’est que l’une des étapes du parcours du combattant de Richard Wright qui, se heurtant au couvercle de sa condition sociale et raciale, déplacera des montagnes grâce à une énergie et un talent fous.

J’avais fui des hommes qui n’aimaient pas la couleur de ma peau et je me trouvais maintenant parmi des hommes qui n’aimaient pas la nuance de mes pensées

Arrimé à ses convictions, il brise le plafond de verre grâce au mouvement. De Memphis à Chicago, puis à New York, après moult péripéties, l’énorme succès critique et commercial de Native Son (« Un enfant du pays »), puis de l’autobiographique Black Boy, le propulse sur la scène littéraire mondiale. Sartre l’invite à Paris et, s’il vit par intermittence dans la capitale française où il finira par mourir, il n’oublie jamais d’où il vient.

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Son œuvre, ses discours, ses engagements politiques, dont un passage houleux au Parti communiste, sont orientés vers la défense des droits civiques, parfois seul contre tous : « J’avais fui des hommes qui n’aimaient pas la couleur de ma peau et je me trouvais maintenant parmi des hommes qui n’aimaient pas la nuance de mes pensées. » Une déclaration formulée à l’issue d’une réunion du Parti communiste qui résume bien à la fois sa rigueur intellectuelle et sa position marginale.

Ralph Ellison, « l’esthète mélomane »

Le témoin de mariage de Richard Wright est Ralph Ellison. On peut y voir un symbole : c’est aussi un témoin de l’interminable course pour les droits civiques qu’il transmet. Il est prénommé Ralph Waldo en hommage à Ralph Waldo Emerson, essayiste, philosophe et poète américain du 19e siècle. S’il connaît la même misère que Wright et devient orphelin de père à l’âge de trois ans, Ellison est à part. Il se situe volontiers dans la lignée des grands auteurs américains, sans considération de couleur.

Un roman racial, ça n’existe pas

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« L’esthète mélomane » se destine d’abord au jazz, sa posture color-blind, affirmée lors de plusieurs conférences prestigieuses à l’apogée de son succès, lui sera parfois reprochée. En particulier par son éditrice dans les années 1970, une certaine Toni Morrison (futur Prix Nobel de littérature), qui aurait souhaité qu’il lui recommande de jeunes auteurs noirs. Ellison déclare « un roman racial, ça n’existe pas » et se situe au-dessus de la mêlée : « Vous vous souvenez d’Hemingway qui disait qu’il faisait match nul avec Balzac ? Très juste. On se lance dans un combat à mort avec les meilleurs de la place. » Ainsi, il est heureux de sa « complicité avec l’élite blanche anglo-saxonne ».

Sa place dans le peloton de tête, il la gagne avec Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, lauréat du National Book Award. S’ouvrent à lui la reconnaissance, les voyages, les ors des plus beaux salons, les pages de l’Encyclopædia Britannica… mais aussi une panne d’inspiration romanesque, symbolisée par l’incendie qui emporte 365 pages d’un manuscrit qui en comptait un millier. S’il écrit deux courts articles sur Wright et Baldwin, il reste réticent à s’affirmer comme un écrivain noir et refuse une commande de livre sur James Baldwin.

James Baldwin, « l’activiste révolutionnaire »

Le lien de Ellison avec Baldwin est empreint d’une certaine jalousie. Le succès de Baldwin fait de l’ombre à Ellison et son engagement politique, à la fois intellectuel et sur le terrain, est aux antipodes du sien.

L’enfant de Harlem, né de père inconnu, grandit lui aussi dans la misère. « Le garçon éprouve quotidiennement le sentiment aigu de sa différence au sein de sa propre famille, et cette douleur d’être à part, chez lui comme face aux Blancs d’Amérique, ne le quittera plus. » Cette double marginalité, au sein de la société blanche américaine et de la communauté noire, fait de lui « un intrus », selon sa propre expression.

Il aurait pu commettre un meurtre, tant la haine avait pris le contrôle de son cœur

Cette voix singulière ose évoquer dès son premier essai, The Harlem Ghetto, l’antisémitisme dans son quartier, et, plus tard, l’homosexualité dans La Chambre de Giovanni, lui-même ne se cachant pas d’être bisexuel. Une anecdote raconte son état d’esprit. Lors d’un dîner dans un restaurant avec un ami blanc, une serveuse lui dit « on ne sert pas de nègres ici ». Pour réponse, il jette une carafe d’eau dans sa direction. S’ensuit une course-poursuite. Il échappe de peu à des clients blancs. Et réalise qu’il aurait pu mourir mais, surtout, qu’il « aurait pu commettre un meurtre, tant la haine avait pris le contrôle de son cœur ».

Cette rage et son regard sur celle-ci seront le moteur de ses chefs-d’œuvre, ses essais La prochaine fois, le feu, Chroniques d’un enfant du pays, ses romans La Conversion, Si Beale Street pouvait parler et son manuscrit inachevé, I’m Not Your Negro, dont Raoul Peck a tiré un film documentaire en 2016.

S’il s’exile en France, où il meurt, Baldwin « l’activiste révolutionnaire » reste au plus près des préoccupations des Africains-Américains. Il fréquente Malcolm X, Martin Luther King, Elijah Muhammad, Medgar Evers, etc. Contrairement à Ellison, il participe à de nombreuses marches pour l’égalité des droits civiques. Il s’accroche parfois avec Wright mais il considérera toujours son aîné comme un « père spirituel » et lui consacrera un poème touchant, Alas, Poor Richard, après sa mort, qui le marquera profondément.

Il ne s’agit pas ici de résumer cette biographie croisée, foisonnante et passionnante. Ils ont fait un rêve se dévore à la fois comme un document historique et comme un roman picaresque, tant les aventures jalonnent les parcours de Wright, Ellison et Baldwin. On ne découvrira pas seulement une somme d’anecdotes mais aussi un véritable sens à leurs engagements et le témoignage de la vitalité de la littérature africaine-américaine. Celle-ci s’est construite à travers des individus et un mouvement ponctué d’événements formels (congrès internationaux, créations de revues, conférences…) et informels (coups de pouce, amitiés…). Ce livre nécessaire donne surtout envie de lire ou de relire ceux de Wright, Ellison et Baldwin dont le rêve d’égalité, inachevé, reste cruellement d’actualité.

*Les propos et citations entre guillemets sont tirés du livre de Liliane Kerjan.

« Ils ont fait un rêve », de Liliane Kerjan, est paru aux éditions Albin Michel (314 pages, 21,90 €)

Liliane Kerjan est spécialiste en littérature américaine. © Patricia Franchino

Liliane Kerjan est spécialiste en littérature américaine. © Patricia Franchino

Quelques dates

Richard Wright

1908 : Naissance de Richard Nathaniel Wright dans une plantation située entre Roxie et Natchez (Mississippi)

1945 : Publication de Black Boy

1960 : Mort à Paris (France)

Ralph Ellison

1914 : Naissance de Ralph Waldo Ellison à Oklahoma City

1953 : National Book Award pour Homme invisible, pour qui chantes-tu ?

1994 : Mort à New York

James Baldwin

1924 : Naissance de James Arthur Baldwin à New York

1953 : Parution de La Conversion, roman partiellement autobiographique

1987 : Mort à Saint-Paul-de-Vence (France)

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