Dans les coulisses d’Accra

Les chefs d’État réunis au Ghana n’ont pas pu se mettre d’accord sur les États-Unis d’Afrique. Et renvoyé le dossier à leur rencontre de janvier prochain. Une démarche qui en dit long sur l’âpreté de leurs discussions. Radioscopie d’un échec.

Publié le 9 juillet 2007 Lecture : 7 minutes.

Durban, 9 juillet 2002. Les sourires flottent sur toutes les lèvres quand l’hymne continental résonne dans le stade Absa plein à craquer. Les chefs d’État africains donnent naissance à l’Union africaine (UA). Chants, danses, défilés militaires, retransmission high-tech sur des écrans plats en mettent plein la vue Le continent se réveille plein d’espoir.
Cinq ans plus tard, quasiment jour pour jour, le 3 juillet 2007, lors de la cérémonie de clôture de la 9e conférence des chefs d’État et de gouvernement, le faste du baptême d’hier n’est plus qu’un lointain souvenir. Et la timide mélodie de la fanfare nationale ghanéenne partie du balcon de la salle du centre de conférences d’Accra, un peu avant minuit, vibre de nostalgie et de tristesse.
Les visages passablement fatigués des dirigeants du continent qui ne sont pas encore à l’aéroport Kotoma disent toute l’âpreté de débats déchirants. La salle, pleine comme un uf le 1er juillet, lors de l’ouverture, s’était progressivement vidée des quelque quarante chefs d’État qui avaient fait le déplacement. Une affluence exceptionnelle, signe que l’unique thème à l’ordre du jour, le « grand débat » sur le gouvernement de l’Union – destiné à faire avancer l’organisation à grandes enjambées vers les États-Unis d’Afrique -, ne laissait pas indifférent. Qu’on soit pour sa mise en uvre immédiate ou, au contraire, pour une avancée prudente, à petits pas… Même les absents habituels de ces grand-messes (le Camerounais Paul Biya, l’Érythréen Issayas Afewerki, l’Égyptien Hosni Moubarak) étaient là. À la veillée du 3 juillet n’étaient présents que les plus déterminés à ne pas laisser le dernier mot à la partie adverse.

Unité de façade
L’issue du sommet était prévisible, tant les leaders du continent étaient partagés sur le sujet. La « déclaration d’Accra » n’a réussi qu’à sauver l’apparence d’une unité fissurée. Le président en exercice, le Ghanéen John Agyekum Kufuor, a eu beau proclamer que tous partageaient « une vision commune de la réalisation du gouvernement de l’Union », la déclaration finale laissera dans l’Histoire un goût d’inachevé. En lieu et place d’une ébauche de gouvernement, un comité ministériel est mis en place, qui en étudiera la faisabilité. Formé de la Libye, du Sénégal, du Gabon, de l’Ouganda et de l’Afrique du Sud – ceux-là mêmes qui se sont battus à huis clos trois jours durant -, ce groupe devra étudier des questions rabâchées depuis plus de cinq ans : identifier le contenu, les compétences et l’impact d’un tel gouvernement sur la souveraineté des États, élaborer une feuille de route, etc. Ses conclusions sont attendues en janvier 2008, à la prochaine conférence de l’UA, à Addis-Abeba. Mais la défection annoncée de Thabo Mbeki, qui a déjà prévenu que c’est à la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) de désigner son représentant au sein du comité, et la violence des échanges à Accra n’augurent rien de bon.

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Comme sur un ring
Dès l’ouverture des travaux, le 1er juillet, les couteaux étaient tirés. Le secrétaire exécutif de la SADC, Tomaz Salomao, dont l’organisation s’était rangée derrière Mbeki, annonçait la couleur : « Nous sommes prêts à nous battre. Il ne faut surtout pas se précipiter. » Les Algériens et les Éthiopiens, également partisans de la voie « gradualiste », étaient confiants. Pour eux, le principe clair et net d’un gouvernement de l’Union immédiat n’avait aucune chance d’être adopté.
Les défenseurs acharnés de la mise en place immédiate des États-Unis d’Afrique, rappelant à l’envi que l’idée en avait été lancée, il y a plus de cinquante ans, par le Ghanéen Kwame Nkrumah (voir pp. 54-55), auraient bien voulu – symboliquement – que la fédération voie le jour à Accra. Et n’ont ménagé aucun effort pour faire passer leur opinion. Avec comme principaux avocats le Libyen Mouammar Kadhafi et le Sénégalais Abdoulaye Wade, la cause semblait devoir être bien défendue.
Entre les deux voies extrêmes, la majorité discrète tentait de souffler le chaud et le froid. Et les petits États suivaient, surtout, les dirigeants de leurs régions respectives. La litanie des discours qui se sont succédé du 2 juillet au matin jusqu’au 3 juillet à 14 heures n’a finalement servi qu’à « compter les points ». Comment eût-il pu en être autrement, quand, à la veille même du sommet, chaque camp avait affûté ses armes, déjà prêt à engager l’épreuve de force ? « Un tel combat d’éléphants ne mènera à rien », avait prévenu au début du conclave un ministre des Affaires étrangères d’Afrique centrale
Kadhafi avait pris soin de rallier Accra par la route et de s’assurer du soutien des populations. Il a boudé royalement la cérémonie d’ouverture et le premier déjeuner des chefs d’État. Le 2 juillet, vexé par Kufuor qui l’a maladroitement appelé « le président de la Libye », le « Guide » indique qu’il n’y a pas de chefs d’État en Afrique, mais uniquement des peuples. Et décide finalement de reporter son discours, attendu dans la matinée. Seul dirigeant à se déplacer en limousine blanche (quand les autres se « contentaient » de Peugeot 607 noires), Kadhafi n’a pas cessé un seul instant de faire son show. Tout comme son principal allié, Abdoulaye Wade.
Le flegmatique Mbeki, qui, d’ordinaire envoie sa ministre des Affaires étrangères Nkosazana Dlamini-Zuma au combat, est arrivé à Accra suffisamment en colère pour ne pas bouger de son siège pendant les trois jours de huis clos. Prônant le renforcement des Communautés économiques régionales (CER) avant celui de l’UA, il n’est pas étranger à la bipolarisation du débat. Un de ses proches explique que les gesticulations de Kadhafi l’ont profondément atteint. Alors qu’il essaie depuis plusieurs mois de préparer sa propre succession à la tête de l’Afrique du Sud, le « Guide » libyen l’a directement attaqué devant des chefs d’État ouest-africains réunis à Syrte. « Le président de ce grand parti de la libération, l’ANC, ne peut être le président de l’Afrique du Sud », avait alors déclaré Kaddadi, non sans avoir laissé sous-entendre que Mbeki avait payé les pays de la SADC pour qu’ils le suivent. Le torchon brûlait déjà.
Pour le Sud-Africain, il était donc hors de question de laisser dans le document final la moindre expression ambiguë susceptible de permettre à Kadhafi et à Wade de crier victoire. Et ceux qui, jaloux de leur souveraineté, se sont alignés derrière Mbeki n’ont pas manqué, dans les couloirs, d’accuser Kadhafi d’avoir obtenu le ralliement de ses voisins à coups de dollars.

Le texte de la discorde
C’est dans cette ambiance électrique que, le 3 juillet, à 16 heures, une première mouture de déclaration, proposée par un comité de rédaction (formé de l’Ouganda, de la Libye, de la Namibie, du Burkina Faso, du Gabon, et présidé par le Ghana) est enfin présentée aux chefs d’État. Ces deux petites pages mettent le feu aux poudres. Après plusieurs réactions violentes, un délégué fait le compte : « Quinze pays sont pour une mise en place immédiate d’un exécutif continental, neuf également, mais sous certaines conditions, et dix-sept sont contre… Procédons au vote, s’il le faut. » Le président de séance, Kufuor, s’y oppose. Jamais l’Afrique n’a affiché ses divisions au point de faire un trait sur le consensus. Et de provoquer un éventuel éclatement de l’UA. Pour l’hôte ghanéen, il faut mettre en place un comité pour réfléchir plus avant. À la remarque de Mbeki soulignant que les rédacteurs n’ont présenté qu’un résumé des forces en présence, ceux-ci sont invités par Kufuor à revoir leur copie. À 21 h 15, un nouveau document est distribué. Il faudra encore deux grosses heures pour s’accorder sur un texte vidé de toute substance. L’Éthiopien Mélès Zenawi n’a manifestement pas été entendu, qui, à plusieurs reprises, a rappelé : « Sortons de ce débat polarisé. Accélérons l’action et ralentissons la rhétorique. Arrêtons de tourner en rond ! »
Certes, la tenue même de ce débat complexe peut être considérée comme une victoire. Car il semble être admis qu’il faudra tôt ou tard se préoccuper de l’intégration du continent. Néanmoins, les blessures ouvertes à Accra laisseront de profondes cicatrices. Et si le camp Mbeki a gagné une première bataille, c’est l’organisation tout entière qui a perdu la guerre. Pour certains observateurs au sein de la Commission de l’UA, le débat lui-même était faussé. Réformateurs contre conservateurs, révolutionnaires contre souverainistes, extrémistes contre « gradualistes » : peut-être aurait-il fallu ne jamais en arriver à ces oppositions.

Échec et mat
Bien plus grave encore, ce climat extrêmement pesant n’aura pas permis au projet de réforme de la Commission, que son président Alpha Oumar Konaré réclame depuis deux ans, d’être adopté. Lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères du 8 au 10 mai à Zimbali (Afrique du Sud), la réforme avait pourtant été jugée nécessaire par tous les pays. « Le rapport du président sur le renforcement de la Commission est un document d’excellente qualité », avaient estimé les diplomates.
Faisant fi de ces considérations, les chefs d’État sont passés à côté, estime un membre de la Commission, de ce qui aurait pu représenter une première forme d’exécutif : le renforcement des pouvoirs du président de la Commission. Des études ont été réalisées, des propositions maintes fois présentées, mais les membres de l’UA ont finalement jugé plus utile de lancer un nouvel audit sur les institutions de l’organisation, qui devrait rendre ses conclusions d’ici à janvier. C’est à cette date que la nouvelle Commission devra être élue dans le format actuel. « Une absurdité, juge le responsable africain d’une organisation internationale. Ils veulent élire des commissaires, et leur dire plus tard : Votre mandat a changé. Pourquoi ne pas réformer avant ? »
Alpha Oumar Konaré, lui, a accepté de prolonger de six mois son mandat. Si les dirigeants lui avaient donné l’espoir de pouvoir laisser la maison en bon ordre de marche, le Malien aurait peut-être accepté de rempiler pour un plus long bail. Le report récurrent des décisions laisse un Konaré déçu et amer. Même s’il n’est pas prêt pour autant à abdiquer tout combat pour l’unité de l’Afrique.

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