Joséphine Baker au Panthéon : une page d’Histoire s’écrit

Elle est la première femme noire – et quelle femme ! – à entrer au Panthéon, temple républicain des « grands hommes ».

Joséphine Baker vers 1936. © Alamy/ABACAPRESS.COM

Joséphine Baker vers 1936. © Alamy/ABACAPRESS.COM

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Publié le 27 août 2021 Lecture : 10 minutes.

Joséphine Baker est entrée au Panthéon le 30 novembre 2021. © Alamy/ABACA
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Joséphine Baker au Panthéon : une page d’Histoire s’écrit

Le 30 novembre 2021, Joséphine Baker est devenue la première femme noire à entrer au Panthéon.

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Dans dix ou vingt ans, lorsque des historiens chercheront à comprendre le début de la décennie 2020 et les évolutions de la société française, ils retiendront ce moment comme symbolique : l’entrée au Panthéon, le 30 novembre 2021, de Joséphine Baker. Plus qu’une simple décision « opportuniste » — comme le suggèrent certains éditorialistes dans la presse française — du président de la République Emmanuel Macron, cette décision est le reflet d’une société qui change et qui regarde (enfin) son passé dans toutes ses dimensions.

Dans le même mouvement, l’hommage qui va être rendu à Gisèle Halimi aux Invalides début 2022, à quelques semaines des commémorations de la fin de la guerre d’Algérie et des accords d’Evian, est un second symbole fort qui fait sens. La France change. Et il était temps.

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Signe fort

Dans un éditorial récent, le journal Le Monde précisait que ce geste ne serait « qu’électoral » si cette panthéonisation et la cérémonie n’étaient pas accompagnées « d’actes destinés à faire vivre concrètement une promesse républicaine trop souvent trahie par les inégalités sociales et géographiques et les discriminations ». Ne nous leurrons pas, une cérémonie n’a jamais changé une société, mais une telle cérémonie adresse un signe fort au pays (et au reste du monde) sur ce qu’est et sur ce que doit être la France. Mais aussi sur la manière de regarder pleinement et entièrement son histoire et son passé, avec ses faces d’ombre et de lumière. Et Le Monde de conclure que la République doit « honorer son message en s’ouvrant résolument à la diversité pour donner sa chance à chacun, quelle que soit la couleur de sa peau ».

Elle fut pleinement française, militante, femme, libre et noire

Choisir Joséphine Baker — et depuis plusieurs mois, en réalité, la décision était prise et la volonté présidentielle engagée —, c’est aussi rendre hommage à une figure « symbole », à une personnalité engagée et militante qui ne peut se réduire au « régime de bananes » que les grincheux sans culture ni réflexion dénoncent sans même prendre le temps de relire son parcours et ses engagements. Elle fut pleinement française, militante, femme, libre et noire. Elle fut de tous les combats, a su imposer sa marque sur le temps et les arts, sans jamais renier qui elle était.

Ironie de l’histoire — et des commémorations —, celle que le maréchal Lyautey ne voulait pas pour illustrer les affiches de l’Exposition coloniale internationale de 1931 et à qui on va retirer le titre de « reine des Colonies » pour l’événement, car « trop américaine » et trop libre aux yeux du lobby colonial, va entrer au Panthéon quasi jour pour jour quatre-vingt-dix ans après la fermeture des portes de cette immense exposition qui avait glorifié l’empire et comptabilisé plus de 33 millions d’entrées.

Elle sera néanmoins l’icône de l’affiche des chemins de fer, ouvrant un rideau sur le temple d’Angkor Vat, les palais soudanais et pavillons maghrébins, que les Français et toute l’Europe découvrirent cette année-là. Elle était déjà dans le destin ambigu de cette France coloniale qui ne savait déjà pas comment croiser ses idéaux de pays des droits de l’homme et son « destin » impérial.

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Symbole de la France

Elle n’était pas encore française — elle le deviendra en 1937 avec son mariage — mais trônait déjà dans les imaginaires de la France. Elle portait en elle une telle liberté, qu’il était bien complexe d’en faire le symbole d’un empire qui avait du mal avec ce mot. Après guerre, elle s’engage avec rigueur et régularité contre la racisme en Afrique du Sud et aux États-Unis.

À l’occasion d’un voyage à Saint-Louis, sa ville natale, en 1952, elle va dénoncer la ségrégation raciale : « Je suis allée en France, vrai pays de la liberté, de la démocratie, de l’égalité et de la fraternité. Là, mon âme fut en paix, mais je finis par me demander pourquoi à Saint-Louis, qui fut un temps une colonie française, les personnes de couleur n’ont pas les mêmes droits… alors qu’à Paris nous sommes aimés et respectés en tant qu’êtres humains et que la population des deux villes est majoritairement blanche. »

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Elle avait quitté l’Amérique et le Missouri un quart de siècle plus tôt, en 1925, et elle n’avait pas encore 20 ans. Très vite, elle fut la star adulée ou détestée (par plusieurs critiques) du Music-Hall, des scènes du Théâtre des Champs-Élysées, des Folies Bergère ou du Casino de Paris. À chaque fois, elle faisait l’événement. Avant de devenir le symbole d’une famille-tribu « arc-en-ciel » de douze enfants, adoptés aux quatre coins du monde, elle va devenir la muse de moult artistes (on pense à l’exceptionnel coffret de lithographies Le Tumulte noir, de Paul Colin en 1927, où le tout-Paris des années vingt est là, au sens propre et comme au sens figuré). Avec, comme icône de référence, Joséphine Baker et sa ceinture de bananes, silhouette de liane aussi sauvage qu’élégante, devenue l’héroïne de plusieurs films — pas tous exceptionnels, mais populaires —, engagée dans des tournées internationales et surtout devenant le symbole de la France aux quatre coins du monde.

Une icône qui parle au présent

Ses tournées pour « remonter le moral des troupes » lors de la drôle de guerre sur le front de l’Est ont marqué les imaginaires, tout autant que son engagement dans la Résistance — en transmettant des documents lors de ses tournées en Afrique du Nord et dans le Levant –, qui lui vaut d’être décorée par le général de Gaulle en personne. Bien entendu, certains lui reprocheront ses faibles critiques, au moment des décolonisations, contre les guerres engagées par la France en Indochine, au Cameroun, en Algérie ou à Madagascar. Mais les combats de cette femme — la première « femme noire » à être admise dans le mausolée républicain – ne peuvent se hiérarchiser comme si elle devait être à la fois Marianne et la « mère de tous les combats » pour la liberté. Elle a sans aucun doute choisi ses luttes, contre l’intolérance et le racisme, c’est son parcours, ses choix.

Il faut noter que cette figure populaire et exemplaire est un choix quasi unanime et incontestable. Il est complexe pour l’ultra-droite identitaire et les conservateurs de droite de récuser une telle personnalité. Une icône qui, certes, vient du passé, mais qui parle au présent : elle a opté pour la nationalité française en 1937 et a toujours défendu les valeurs de la République, reconnaissante envers le pays qui lui avait donner « sa chance ».

Dans les travaux sur La France noire — notamment le livre collectif publié en 2012 et la série de films Noirs de France pour France 5 —, nous lui avions rendu hommage ; de même, elle était une des figures de deux séries de petits films que nous avions réalisés avec Lucien Jean-Baptiste et Rachid Bouchareb pour France Télévisions — pour la série Frères d’armes et la série Artistes de France — ; enfin, elle figure au cœur du recueil Portraits de France remis à Emmanuel Macron au début de 2021 pour accompagner les élus de France dans leurs choix pour baptiser des rues et des bâtiments. Fin 2021, comme Gisèle Halimi, elle figurera dans l’exposition que nous préparons (Portraits de France) au musée de l’Homme pour accompagner ces deux hommages de la nation, car elle est devenue une figure incontournable de notre récit français.

Tout au long de son histoire et de sa vie artistique ou militante, elle n’a jamais été dupe des stéréotypes exotiques (et sexuels) qui étaient associés à sa personne. Elle qui fut une « groupie » du général de Gaulle, elle fut aussi de la marche de 1963 pour les droits civiques aux côtés Martin Luther King, mais aussi de Fidel Castro, en 1966, à La Havane, lors de la conférence tricontinentale de solidarité des peuples du tiers-monde.

Paris, carrefour du monde

Incroyable destin qui avait commencé avec un régime de bananes autour de sa taille sur la scène parisienne. C’est à l’automne 1925 que La Revue nègre présentée au théâtre des Champs-Élysées, dont la danseuse vedette est la jeune Africaine-Américaine Joséphine Baker, avec l’orchestre de jazz dirigé par Claude Hopkins dont l’un des musiciens est Sidney Bechet, va la faire entrer dans l’Histoire et notamment dans celle du music-hall. Dans la dernière scène du spectacle, Joséphine Baker et Joe Alex exécutent leur fameuse « Danse sauvage », qui n’est pas sans rappeler Habib Benglia, qui, en 1924 était apparu le corps peint avec un masque africain dans À l’ombre du mal à la Comédie des Champs-Élysées.

C’est la Vénus noire qui hanta Baudelaire

Le public, la presse, les critiques en font l’événement culturel de l’année. Le journaliste André Levinson, malgré son mépris des Arts nègres, déclare : « Certaines poses de miss Baker, les reins incurvés, la croupe saillante, les bras entrelacés et élevés en un simulacre phallique, évoquent tous les prestiges de la haute stature nègre. » Et de conclure : « C’est la Vénus noire qui hanta Baudelaire. » Au même moment, Paris est devenue la nouvelle capitale mondiale de la culture noire. Venant des Antilles, des États-Unis ou d’Afrique, les intellectuels, les artistes et les musiciens s’y croisent pour offrir une nouvelle esthétique du monde qui va bouleverser les imaginaires.

Aux côtés de Joséphine Baker, les sœurs Nardal (originaires de Martinique, et elles aussi dans le recueil Portraits de France) organisent des rencontres et des salons autour des « cultures noires » dans la capitale. Elles rassemblent les plus grands intellectuels de la diaspora noire, comme le sénateur haïtien Jean Price-Mars ou l’écrivain René Maran, alors que les artistes africains-américains Palmer C. Hayden et William H. Johnson quittent New York pour la France, faisant du pays le point de rencontre de la diaspora noire dans le monde.

Paris est devenu le carrefour du monde, au Tam-Tam, près de la place Saint-Michel, ou à La Casbah, rue Saint-André-des-Arts, se produisent Didouche Sayah ou Aïssa Djermouni, devant le tout-Paris. La capitale accueille des artistes africains-américains qui installent une « vogue noire » sans précédent. Le jazz, la biguine, le black bottom et les rythmes afro-cubains s’imposent dans les cabarets et enfièvrent les nuits parisiennes tout au long des années vingt. En 1924, Jean Rézard des Wouves ouvre le Bal nègre, rue Blomet. L’endroit devient rapidement un lieu de référence, accueillant tous les Antillais de l’avant-garde musicale, comme le guitariste Pollo Malahel ou le clarinettiste Robert Clais.

Comme l’écrit l’historienne des arts Sylvie Chalaye, cette représentation du corps noir qui se fixe sur Joséphine Baker et s’affirme alors comme un nouvel idéal physique, s’annonçait en fait depuis le début du siècle, popularisée par les boxeurs, les artistes et figurants des grands shows ethniques. La Revue est aussi, à sa manière, un espace de rencontres entre l’Amérique, les Caraïbes et l’Afrique, car Habib Benglia et Féral Benga sont aux côtés de Joséphine Baker, mais aussi de Joe Alex et Darling Légitimus, qui a tout juste 18 ans.

Rendre hommage à Joséphine Baker, c’est aussi rendre hommage à celle qui va symboliser cette « France noire » qui est depuis un siècle partie prenante des nos identités collectives. Un conseiller de l’Élysée déclarait récemment que la « leçon globale donnée par Joséphine Baker, c’est celle d’une conquête d’émancipation et de liberté par la volonté, le choix absolu de la France éternelle et universelle », mais c’est aussi beaucoup plus. C’est aussi le symbole que la France accepte d’ouvrir ses imaginaires aux « autres ». Et cela, c’est une révolution.

J’ai deux amours chantait Joséphine Baker, et dans ces deux amours chacun peut se retrouver, y compris dans ce désir de « faire France » avec une plus grande part de diversité « assumée ». « C’est toujours le présent qui se célèbre lui-même en consacrant tel ou tel fantôme tutélaire », écrivait Régis Debray en décembre 2013 dans une tribune pour l’entrée de Joséphine Baker au « panthéon des grands hommes ». Se moquant de la vertu de certains qui gémiront et des identitaristes de tout bord qui crieront au scandale.

On peut aimer la France, assumer ses choix de vie et se revendiquer comme utopiste

Qu’importe, Joséphine, avec sa croix de guerre, sa médaille de la Résistance et ses bananes nous parle aussi d’une France qui est tout sauf lisse. Dans la préface qu’elle écrit de sa main au portfolio Le Tumulte noir, un texte publié avec son écriture souple et graphique à la fois, elle constatait : « Depuis que la Revue nègre est arrivée au Gai Paris, je dirais qu’il fait de plus en plus noir à Paris. » Elle nous prouve que l’on peut aimer la France, être militante, assumer ses choix de vie et se revendiquer comme utopiste du monde. Frédéric Dabi, directeur général opinion de l’institut de sondages Ifop, pense que l’effet de cette panthéonisation sera « marginal », je pense qu’il a tort.

En 2017, une simple phrase d’Emmanuel Macron sur la guerre d’Algérie et la colonisation a fait la campagne. En 2022, si la cérémonie au Panthéon est à la hauteur des attentes, le moment sera celui d’une nouvelle campagne présidentielle. Il symbolisera un choix de société. Et moi, j’aime bien la France de Mme Baker.

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Merci, Joséphine Baker