Pourquoi la rue s’embrase

Affrontements intercommunautaires à Berriane, émeutes à Chlef, hooliganisme à Oran… Si les épisodes de violence que connaît le pays depuis près de deux mois n’alarment pas outre mesure le gouvernement, la population, elle, n’est guère rassurée.

Publié le 9 juin 2008 Lecture : 4 minutes.

Il règne comme une atmosphère d’octobre. Les températures, fraîches pour la saison, ne sont pas seules en cause. L’odeur de soufre que dégagent, ici et là, pneus brûlés, cocktails Molotov et gaz lacrymogènes ne sont pas sans rappeler à l’opinion un douloureux souvenir vieux de vingt ans : les événements d’octobre 1988, quand des émeutes populaires dans les grandes villes provoquent une intervention musclée de l’armée avec, à la clé, des centaines de morts et des milliers d’arrestations. Les manifestations d’octobre 1988 avaient emporté le régime du parti unique et imposé une nouvelle Constitution.
Affrontements intercommunautaires entre arabophones et berbérophones à Berriane, dans le Mzab. Explosion sociale à Chlef, ville martyre depuis le terrible séisme d’octobre 1980. Déferlement sans précédent d’une vague de hooliganisme particulièrement violente à Oran, deuxième ville du pays. Depuis quelques semaines, le gouvernement d’Abdelaziz Belkhadem fait face à trois grandes crises. La première n’est pas la moins délicate.

Querelle de voisinage
À Berriane, à 400 km au sud d’Alger, cohabitent depuis plusieurs siècles deux communautés, l’une malékite et arabophone, l’autre ibadite. Quelques querelles émaillent l’histoire commune des Cha’ambas (tribus arabes) et des Mozabites, rapidement réglées par les notables de la ville à travers un mécanisme traditionnel de prévention des conflits. Mais jamais les affrontements passés n’avaient atteint une telle ampleur qu’en ce mois d’avril 2008. Attaques et représailles ont transformé Berriane en ville fantôme : économie et commerce paralysés, établissements scolaires fermés. Les actes de pillage ont contraint des centaines de familles à abandonner maisons et magasins, le plus souvent brûlés par une foule de jeunes encagoulés, armés de barres de fer et de cocktails Molotov. L’interposition des forces de sécurité a provoqué la mort d’un jeune émeutier, resté sourd aux tirs de sommation, selon la version officielle. Le policier qui a tiré est mis aux arrêts, annonce la télévision d’État, mais le calme ne revient pas pour autant. Un septuagénaire, dont le seul tort est de s’être trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, est lynché. Ses obsèques déchaînent encore plus de violences. Dans leur propre ville, et à quelques dizaines de mètres de leurs propriétés saccagées, des milliers de personnes sont déclarées sans abri, réfugiées dans des camps de fortune.
L’opposition, à travers le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, de Saïd Sadi), exige la mise sur pied d’une commission d’enquête parlementaire. Minoritaires à l’Assemblée populaire nationale (APN), les 10 députés du RCD ne font pas le poids au regard des 230 élus (sur un total de 380) que compte l’Alliance présidentielle. Le président de l’APN, Abdelaziz Ziari, décide de dépêcher une simple mission d’information. Quant à l’enquête judiciaire, ses premiers éléments sont dévoilés par Noureddine Yazid Zerhouni, ministre de l’Intérieur, qui annonce l’arrestation de six individus impliqués dans le lynchage du septuagénaire et la saisie de matériel informatique. L’analyse des micro-ordinateurs, qui contenaient des tracts à caractère ethnique, prouve, selon le ministre, que la violence intercommunautaire n’est pas fortuite.

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Casser pour casser
C’est dans cette ambiance délétère qu’éclatent des émeutes à Chlef, à 230 km à l’ouest d’Alger, sur fond de revendication sociale. En proie au doute, les enfants des sinistrés du séisme d’octobre 1980 donnent libre cours à leur colère. Les édifices publics sont saccagés, les institutions financières copieusement pillées. La télévision et les autres médias publics ne diffusent aucune image. Internet, lui, ne s’en prive pas. L’enregistrement des caméras de surveillance est largement diffusé par des sites spécialisés. Quelques jours plus tard, Oran est le théâtre d’événements similaires, également relayés par la Toile. Des milliers de jeunes supporteurs de foot, déçus par la relégation du Mouloudia club d’Oran (MCO) en deuxième division, prennent possession de la ville. Trois jours durant, les Oranais restent cloîtrés chez eux, abandonnant la rue aux émeutiers.
La rue algérienne semble prompte à s’embraser, le plus souvent pour des motifs futiles. Une simple distribution de nouveaux logements peut déclencher une émeute pour peu que certains jeunes au sang chaud n’apparaissent pas sur la liste des bénéficiaires. Des sources affirment que les événements de Berriane ont été provoqués par un différend banal entre deux pères de famille. Ces explosions de violence inquiètent-elles le gouvernement ? « Il n’y a là rien d’extraordinaire dans une société en pleine mutation économique », relativise Yazid Zerhouni. Les autorités préfèrent mettre l’accent sur la meilleure maîtrise des mouvements de foules hostiles par les services de sécurité. « Les émeutiers auxquels nous faisons face, témoigne un officier des compagnies régionales de sécurité (CRS), sont d’un genre nouveau. Ils n’ont rien à voir avec la revendication sociale. Il s’agit de laissés-pour-compte, shootés aux psychotropes et qui veulent profiter de l’aubaine pour casser la banque du coin, la poste du quartier et tout ce qui symbolise leur échec : écoles, bibliothèques ou maisons de la culture. Leur démarche est souvent suicidaire. Ils sont à mi-chemin entre le kamikaze salafiste et le harraga [candidat à l’immigration clandestine qui tente la traversée de la Méditerranée à bord d’une embarcation de fortune, NDLR]. Gérer pareille foule sans qu’il y ait mort d’homme est un véritable exploit. » Un triomphalisme que ne partage pas une grande partie de l’opinion. Elle voit dans la gestion prudente des émeutes une forme de laxisme. Voire une incapacité à défendre les biens et les personnes.
Dans un pays où les transferts sociaux prévus par le budget de l’État, en 2008, sont estimés à 8 milliards de dollars, il est peu probable que les revendications sociales emportent le régime, comme en octobre 1988. Mais elles soulèvent de nombreuses questions.

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