Migrants : la fin de l’argent liquide

30 millions de personnes envoient régulièrement des fonds en Afrique pour couvrir des dépenses courantes. Une manne de 50 milliards de dollars que les groupes bancaires voudraient rendre plus productive.

Publié le 9 juin 2008 Lecture : 7 minutes.

Indétrônable, Western Union ? Leader mondial sur le marché du transfert d’argent avec 65 % de l’activité, le groupe américain affiche un chiffre d’affaires en hausse de plus de 10 % par an, à 1,3 milliard de dollars en 2007, devant le britannique Travelex (1 milliard de dollars) et Moneygram (770 millions), autre américain. Tous trois, leurs concurrents et un nombre croissant d’opérateurs, notamment les banques, tirent parti de la manne des migrants, qui ont envoyé 240 milliards de dollars vers leurs pays d’origine en 2007, selon la Banque mondiale, soit trois fois plus qu’en 2000. La somme est, en réalité, beaucoup plus élevée car les statistiques ne prennent pas en compte les transferts informels, évalués entre 80 et 100 milliards de dollars. Les transferts vers l’Afrique ont représenté près de 50 milliards de dollars par an pour une diaspora d’environ 30 millions d’individus.
Quelques opérateurs africains se sont implantés sur ce marché. Money Express, lancé en 2002 par le groupe sénégalais Chaka avec, à l’époque, une agence à Paris, est de ceux-là. Son réseau couvre aujourd’hui tous les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), ainsi que le Tchad et Djibouti. Dans le monde, il est associé à deux concurrents de Western Union, Travelex et RIA Money Transfer, dont il est le représentant pour l’Afrique francophone. « Les flux que nous traitons progressent d’environ 30 % par an, note Malick Seck, directeur exécutif de Money Express. En 2005, ils ont atteint 85 milliards de F CFA (130 millions d’euros). » Créée en 2001 par le Camerounais Albert Kouinche avec son siège social à Yaoundé, la société Express Union a multiplié les points de retrait dans les villes moyennes et petites du pays. Il se lance aujourd’hui dans l’envoi d’argent entre la France et l’Afrique centrale.
Ne souhaitant pas laisser ce marché aux seules sociétés de transfert, des établissements bancaires africains se sont implantés en France. Pionnier, le groupe des Banques populaires implantait dès 1972 une filiale, la Banque Chaabi du Maroc, qui dispose aujourd’hui de six agences. Elle a été rejointe par la Banque internationale arabe (BIA, à capitaux publics algériens), sa compatriote BMCE Bank et, en 2000, par la Compagnie de banques internationales de Paris (CBIP), détenue à hauteur de 97 % par la CBAO sénégalaise, aujourd’hui filiale du groupe marocain Attijariwafa Bank. Pour le moment seule banque d’Afrique subsaharienne francophone autorisée à exercer auprès des particuliers en France, la CBIP gère 8 000 comptes et a noué des ententes avec une dizaine de consÂurs africaines, dont Afriland First Bank, la Banque internationale du Burkina (BIB) ou encore la Banque atlantique de Côte d’Ivoire, pour assurer leur présence auprès de la diaspora. Le groupe Ecobank est en train de bousculer l’ordre ainsi établi. Fin mai, il a obtenu l’agrément des autorités bancaires françaises pour exercer l’activité de société financière à l’intention de sa clientèle d’entreprise. Les particuliers seraient concernés à partir de 2009, à l’issue de négociations en cours avec un groupe français – « un réseau bancaire mutualiste », confie un proche du dossier.
Si les banques françaises, sans doute occupées à digérer les fusions-acquisitions des années 2000 (BNP-Paribas) et 2003 (Crédit agricole-Crédit Lyonnais) ont encore peu investi le marché des résidents étrangers, elles s’y intéressent progressivement. En 2005, LCL a par exemple mis en place un système de double relation bancaire destiné à ses clients d’origine marocaine, qui peuvent plus facilement ouvrir et gérer un compte au Crédit du Maroc.

5 000 comptes créés en un an
Fin 2007, la Société générale ouvrait, dans l’une de ses agences parisiennes, près de la Gare du Nord, quatre bureaux pour sa clientèle originaire du Sénégal, du Cameroun, de Côte d’Ivoire et de Guinée. Des conseillers spécialement formés leur proposent divers produits, dont le transfert d’argent, à un tarif d’autant plus avantageux que la somme sera versée sur un compte bancaire d’une des filiales africaines de la Société générale. Car c’est l’objectif visé : « Notre stratégie est de développer l’activité de banque de détail hors de France », explique Éric Bachelier, responsable du marché des résidents étrangers.
Après le premier bureau parisien, quatre agences dédiées sont mises en place, dont deux à Paris et deux autres à Lyon et Marseille. Le temps de former et de sensibiliser les équipes, ce sont 350 guichets du groupe qui seront capables de commercialiser l’offre « Ici et là-bas », visant à fidéliser les clients et les inciter à ouvrir un compte dans leur pays d’origine, au sein de la filiale locale de la Société générale, par exemple au Maroc, au Sénégal, en Côte d’Ivoire ou au Cameroun. « En un an, près de 5 000 comptes ont été ouverts dans 15 pays », note Éric Bachelier en référence à l’ensemble du réseau international. Quatre produits ont été élaborés : le transfert d’argent simplifié (un appel téléphonique à l’agence suffit), l’assistance rapatriement de corps en cas de décès, la gestion à distance du compte bancaire à l’étranger et de ses moyens de paiement (carte ou chéquier) et l’obtention d’un prêt immobilier, par exemple depuis la France pour un logement dans le pays d’origine.
Attijariwafa Bank applique une stratégie tout aussi ambitieuse, mais dans le sens sud-nord : développer son image et sa clientèle en Europe. En 2007, le groupe a obtenu des autorités bancaires françaises le fameux « passeport européen », qui lui permet d’exercer l’activité de banque de détail dans l’Union européenne. Depuis son siège installé à Paris au début de 2008 dans un prestigieux hôtel particulier au cÂur du quartier historique des banques, le numéro un marocain se déploie en France, où il compte déjà 20 guichets, ainsi qu’en Belgique, en Allemagne, en Espagne et en Italie, notamment. Il vise 80 agences en Europe à l’horizon 2012. « Nous avions déjà des bureaux et une activité de transfert d’argent dans la plupart de ces pays, commente Jaouad Jbilou, directeur du marketing et de la distribution pour l’Europe. La priorité est de développer la clientèle des particuliers en proposant des produits plus sophistiqués que nos concurrents. » Parmi lesquels l’épargne « retour au pays », des produits immobiliers ou encore les comptes « miroir », gérés en parallèle entre l’Europe et les pays d’Afrique où Attijariwafa Bank est installé. Outre le Maroc, il s’agit actuellement de la Tunisie, de la Mauritanie, de la Libye et du Sénégal, via notamment la CBAO, elle-même représentée en France, on l’a vu, par la CBIP. Concurrence interne ? « Nous mettons en place des ateliers de réflexion communs pour étudier les sujets liés à ce rapprochement », répond Jaouad Jbilou.

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Produits d’épargne logement
Face à ces développements, « nos produits pour la diaspora n’en sont qu’à leurs balbutiements », reconnaît un banquier d’Afrique subsaharienne francophone. De fait, si quelques banques africaines ont une adresse à Paris, à l’instar d’Afriland First Bank, il s’agit pour l’instant de « bureaux de représentation pour accompagner notre clientèle », explique Jean-Paul Kamdem, directeur de l’antenne parisienne du groupe camerounais. Mais à côté des grandes banques s’installent des structures plus petites comme la Mecsef (Mutuelle d’épargne et de crédit des Sénégalais de France), lancée en avril dernier. « Nous l’avons créée pour mettre en place des outils adaptés à nos besoins de financement », indique Khady Sakho Niang, sa présidente. Entre 50 000 et 100 000 Sénégalais vivent dans l’Hexagone. Les fonds envoyés vers leur pays d’origine atteignent 800 millions d’euros par an. La Mecsef propose des outils bancaires d’accès au crédit pour le financement de projets de codéveloppement, notamment en direction des groupements de femmes et des associations villageoises en France. Des partenariats ont été engagés avec Poste-Finances Sénégal et le groupe des Caisses d’Épargne en France. À quoi s’ajouteront les livrets d’épargne développement, en cours de déploiement par les Caisses d’épargne. Dans le cadre d’un contrat avec l’État français, les sommes versées sur ces comptes ouvrent droit à une déduction du revenu net global sous réserve que les sommes soient investies dans des projets de développement économique du pays d’origine.
La mise en place de ces produits traduit l’évolution en court dans l’utilisation de l’argent des migrants. L’immobilier familial ou individuel, notamment, est en forte expansion. « Les migrants cherchent à faire construire un toit pour leur retraite ou leurs vacances au pays. Ils ont des revenus stables. Ils intéressent les banques », explique le Malien Birama Sidibé, directeur général de Shelter Afrique, groupe installé au Kenya et qui finance des projets immobiliers dans 42 pays africains, généralement à hauteur de 50 % du montant total. Comme c’est déjà le cas pour le Maroc et la Tunisie, on assiste en Afrique de l’Ouest à l’émergence de promoteurs spécialisés sur ce créneau, comme la Société d’équipement du Mali (Sema SA). Les banques suivent et proposent désormais, comme la plupart des banques marocaines et tunisiennes, des produits spécifiques d’épargne logement.
Dernière tendance : l’investissement productif. Les migrants utilisent leurs fonds propres pour monter ou financer des activités dans le commerce ou les services dans leur pays d’origine. Ce phénomène commence à être observé au Maroc, au Cameroun et au Ghana. Mohamed Ezzouak, Franco-Marocain fondateur du site Internet Yabiladi, a installé ses activités au Maroc où il a recruté une dizaine de personnes. Constant Djébi, ivoirien de 37 ans, expédie régulièrement 1 000 euros au pays : « Une part est destinée aux dépenses de la famille, explique-t-il. L’autre va à une affaire de location de voiture et à la construction d’un petit hôtel. » Dans son étude sur le transfert des migrants, publié début 2008, la BAD appelle les bailleurs de fonds et les banques à dynamiser ces entreprises pour permettre à leurs promoteurs d’atteindre la taille critique et un niveau de rentabilité suffisant. Dans le cadre de sa politique d’aide au retour, le gouvernement français a mobilisé l’Agence française de développement (AFD) pour soutenir la création de 1 000 PME au Maroc au cours des cinq prochaines années. Le transfert d’argent des migrants change d’époque.

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