Les assises de la discorde

Le grand débat organisé par l’opposition et les milieux associatifs est fermement condamné par le pouvoir. Qui dénonce une tentative de déstabilisation du président Abdoulaye Wade.

Publié le 9 juin 2008 Lecture : 5 minutes.

Jusqu’à la dernière minute, le doute n’a cessé de planer sur la tenue des « assises nationales » sénégalaises, la rencontre initiée par les principaux partis d’opposition réunis au sein du Front Siggil Sénégal, avec le concours de soixante-quatorze organisations diverses : associations de la société civile, centrales syndicales et patronales, mouvements de défense des consommateurs, unions de commerçants, groupements de jeunes et de femmes, et même responsables religieuxÂ
Conçue pour « trouver une solution consensuelle, globale, efficace et durable à la grave crise multidimensionnelle (éthique, politique, économique, sociale et culturelle) qui sévit dans le pays », selon le comité d’organisation, cette grand-messe, prévue pour durer six mois, défie le pouvoir d’Abdoulaye Wade. Et irrite le numéro un sénégalais, les membres de son gouvernement et les responsables de son parti. Dans l’entourage présidentiel, certains y voient, au mieux, un remake des conférences nationales qui ont mis les choses à plat dans certains pays africains (comme le Bénin ou le Congo-Brazzaville) au début des années 1990, tandis que d’autres dénoncent carrément « un complot » contre le chef de l’État, réélu pour cinq ans le 25 février 2007.
Les précautions prises par les organisateurs n’ont pas suffi : « Nous ne concevons pas ces assises comme une conférence nationale souveraine déguisée. Il ne s’agit pas non plus d’une entreprise de subversion ou d’un complot », précisent-ils pourtant. « Ces assises ne sont fermées à personne et elles ne sont dirigées contre personne. En tant que président, je voudrais dire haut et fort que je reconnais sans restriction la légitimité du président de la République et des pouvoirs établis », renchérissait Amadou Makhtar Mbow, le 1er juin, à l’occasion de la cérémonie d’ouverture sans toutefois réussir à rassurer la présidence, qui a multiplié les initiatives pour contester ce qu’elle perçoit comme un tribunal dirigé contre son action.
Le 29 mai, à trois jours du démarrage des travaux, Farba Senghor, secrétaire national à la mobilisation et à la propagande du Parti démocratique sénégalais (PDS), a fait une sortie remarquée, dans laquelle il menace de rétorsions tout homme d’affaires, marabout ou fonctionnaire qui déciderait de prendre part à la rencontre : selon lui, « participer aux assises nationales de l’opposition revient à faire face au pouvoir ».

Réunion animée
À peine descendu de l’avion qui le ramenait du Japon, le 31 mai, Abdoulaye Wade provoque une réunion de crise au pavillon présidentiel de l’aéroport. Parmi les participants, on remarque la présence du président du Sénat, Pape Diop, de celui de l’Assemblée nationale, Macky Sall, du Premier ministre, Hadjibou Soumaré, du ministre de l’Intérieur et de celui des Mines, Cheikh Tidiane Sy et Ousmane Ngom, ainsi que d’Iba Der Thiam, le coordinateur des partis de la mouvance présidentielle Cap 21 (Convergence des actions autour du président de la République pour le XXIe siècle). D’entrée de jeu, Wade interpelle son Premier ministre : « Quel est l’avis des Sénégalais sur ces assises ? Il faut chercher à le savoir avec précision » À Macky Sall, qui lui suggère de traiter l’événement par le silence, voire le mépris, pour éviter de lui donner un écho qu’il ne mérite pas, le chef de l’État oppose un refus catégorique : « Je vais parler. Je ne ferai aucun cadeau à une opposition qui ne me reconnaît pas et cherche à me destituer », martèle-t-il avant de réitérer les menaces de Farba Senghor : « Que toute personne qui prend le risque d’aller aux assises ne vienne pas me dire après qu’il s’y est rendu par erreur, ou qu’il ignorait qu’il participait à une subversion contre mon régime ! »
Asséné sous le coup d’une colère difficilement contenue, le propos présidentiel fait mouche. Alors qu’il avait été associé à l’intégralité du processus de mise en place des assises nationales, Baïdy Agne, le président du Conseil national du patronat (CNP, l’une des trois principales organisations d’employeurs du pays) renonce à y participer et invoque une décision majoritaire du bureau du CNP. Serigne Mourtada Mbacké, fils aîné du khalife général de la confrérie des mourides, indique quant à lui : « Serigne Mouhamadou Lamine Bara Mbacké n’a mandaté personne pour le représenter aux assises nationales. »
Le contexte de crise alimentaire dans lequel interviennent les assises et les thèmes sensibles (corruption, pauvreté, insuffisance des politiques publiques, etc.) qui doivent y être abordés promet des réunions animées. Tous les aspects de la vie du pays et de la politique gouvernementale seront passés au peigne fin. Quant à la composition du bureau des assises, elle réunit un panel d’experts reconnus. Homme à poigne expérimenté, l’ex-directeur général de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), Amadou Makhtar Mbow (voir encadré), est secondé par l’ancien patron de la Banque africaine de développement (BAD), Babacar Ndiaye, par la directrice du musée Henriette-Bathily de Gorée, Maria Diatta, et par le président du Conseil national des employeurs du Sénégal (Cnes), l’homme d’affaires Mamadou Mansour Kama. Le rôle de modérateur des débats est dévolu à l’ancien Premier ministre d’Abdou Diouf devenu consultant de la Banque mondiale, Mamadou Lamine Loum.

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Un casting imposant
Le sociologue Abdoulaye Bara Diop, ancien directeur de l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan), préside la commission scientifique. Diatou Cissé Badiane, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal (Synpics), est en charge de la communication, et Idrissa Thiam, le président de l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (Unacois-Jappo), s’est vu confier la commission d’organisation. D’autres personnalités prennent part aux travaux. C’est notamment le cas de l’écrivain Cheikh Hamidou Kane, de l’ex-secrétaire général de l’ONU Ibrahima Fall, ainsi que des généraux Mohamed Keïta et Mansour Seck (ancien chef d’état-major des armées de 1988 à 1993).
Tout ce beau monde va plancher, pendant plusieurs mois, sur la gouvernance économique et financière, la gouvernance politique (droits humains, système démocratique, crise casamançaiseÂ), l’éducation, le monde rural, la jeunesse et l’emploi, les migrations, les questions liées à l’éthique, aux comportements et aux valeurs Autant dire qu’ils devraient être amenés à pointer du doigt d’éventuelles lacunes de l’action gouvernementale, avant de formuler des propositions correctives. Si le régime a d’ores et déjà déclaré qu’il ne tiendra pas compte de leurs résultats, ces assises sont bien parties pour l’incommoder pendant plusieurs mois.

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