Le retour du parrain
À l’occasion du 10e sommet de la Cen-Sad (12-18 juin, Cotonou), le leader libyen voudra, une fois de plus, donner la preuve de son influence au sud du Sahara. Parviendra-t-il à redonner une cohérence à sa politique africaine, élaborée à coups de pétrodinar
Le président béninois Yayi Boni n’a pas fini de digérer son plat de couleuvres. Déjà, lors de la visite éclair de George W. Bush à Cotonou, en février dernier, il avait dû se soumettre à l’humiliante prise de contrôle de son aéroport par les services américains, lesquels avaient exigé que les membres de la garde d’apparat rendent les honneurs avec des fusils déchargés, que l’hôtel Sheraton voisin soit vidé de ses hôtes et que le chef de l’État ne reçoive pas son « homologue » (?) au palais présidentiel, considéré par la CIA comme indéfendable en cas d’attaque. Cette fois, la prise d’assaut seraÂÂ libyenne. Pour le 10e sommet de la Cen-Sad, qui se tiendra à Cotonou du 12 au 18 juin avec la participation attendue d’une quinzaine de chefs d’État, plusieurs centaines de gardes du corps, agents de divers services et spécialistes de la sécurité venus de Tripoli s’apprêtent à quadriller la capitale béninoise pour faire place nette au colonel Mouammar Kadhafi. Les Libyens ont un ÂÂil et un droit de veto sur tout, y compris sur la liste des journalistes à accréditer pour couvrir le sommet sahélo-saharien : qui oserait refuser cela au « Guide » ? La Cen-Sad, c’est le moyen que la Jamahiriya et son chef ont trouvé pour jouer en Afrique dans la cour des grands. Le dernier avatar d’une volonté aussi brouillonne qu’obstinée de recherche, de conservation et d’extension de l’influence libyenne au sud du Sahara, poursuivie depuis trente ans et sans cesse confrontée au syndrome de Sisyphe pour une raison en quelque sorte congénitale : la politique africaine de la Libye ne procède pas d’un choix mais d’un échec.
Un peu d’histoire pour mieux comprendre. De 1969, date de son accession au pouvoir, à la fin des années 1970, Kadhafi n’a qu’une obsession en tête : la quête quasi mystique de l’unité arabe. L’Afrique noire ne l’intéresse pas, ou peu, si ce n’est pour y dénoncer une influence israélienne alors encore très présente. C’est le fiasco de la Fédération tripartite avec l’Égypte et le Soudan, puis de l’union avec la Tunisie et celui de projets similaires avec la Mauritanie et le Maroc, bref de son insertion au Machrek et au Maghreb, qui poussent le colonel à chercher une compensation vers les franges subsahariennes de l’Oumma. Pendant quinze ans, le spectacle de l’activisme et des provocations libyennes y sera permanent. Pour le « Guide », il s’agit de contraindre les puissances néocoloniales, en premier lieu la France, à le reconnaître comme un partenaire, en se mettant au besoin en dehors du système et des normes internationales. Alors que les pétrodinars commencent à inonder la Libye, Kadhafi et les siens mettent en place les instruments de leur politique. Le prosélytisme religieux avec la « Société pour l’appel de l’islam », la branche armée avec la Légion islamique – fondée en grande partie sur l’enrôlement forcé de travailleurs immigrés – et la « coopération horizontale » avec la Lafico (Libyan Arab Foreign Investment Company) et la LAFB (Libyan Arab Foreign Bank). Résultat, à l’aube des années 1990 : des centaines de millions de dollars dépensés en pure perte. La Légion islamique s’est fait tailler en pièces au Tchad et en Ouganda ; les ingérences directes, voire les tentatives de déstabilisation menées au cÂÂur du « pré carré » francophone échouent et tournent parfois à la pantalonnade (qui se souvient encore de « l’Ayatollah de Kaolack » ?) sans que jamais l’influence de Paris n’y soit sérieusement menacée. Quant à l’argent distribué, entre valises occultes, décaissements effectifs et simples engagements, la confusion est totale. Tout juste estime-t-on que la Libye consacre alors environ 1,5 % de son PNB à l’aide au développement, ce qui est plus que les Européens, mais moitié moins que les pétromonarchies de la péninsule Arabique.
Erreurs psychologiques, paternalisme, impatience, mais surtout incapacité à élaborer une stratégie globale et cohérente expliquent en grande partie la déroute d’une pseudo-politique révolutionnaire dont le point final sera posé de la manière la plus sinistre qui soit : le 19 septembre 1989, un avion de ligne français est abattu dans le ciel du Niger. L’amplitude, la dispersion et l’activisme frénétique des Libyens masquent mal l’illusion et la gesticulation. Faute d’hommes, de compétences et de réflexion, la Jamahiriya ne s’est en réalité jamais donné les moyens d’un succès durable en Afrique. Pendant toutes ces années, elle a réagi beaucoup plus qu’elle n’a agi, dans un effort vain et permanent d’adaptation aux contraintes. Ainsi que le confiait un ex-opposant africain passé par les camps d’entraînement de la Mathaba (le bureau d’exportation de la révolution) : « À cette époque, il était aussi dangereux d’être l’ami de Kadhafi que d’être son ennemi. »
Dix années de sanctions internationales, de 1992 à 2003, suite aux attentats du Ténéré et de Lockerbie, vont radicalement changer l’approche africaine du raïs libyen. Traumatisé par le destin de Saddam Hussein, Kadhafi se rachète une conduite, brûle ce qu’il a adoré, jette aux orties son uniforme de « révolutionnaire à l’échelon mondial » et endosse les habits d’un Mandela arabe, sage et médiateur. Même s’il continue à professer une vision du continent que ne renierait pas le Sarkozy du discours de Dakar (« l’Europe est faite de nations, l’Afrique est faite de tribus, l’État en Afrique ne peut donc pas survivre car il est artificiel »), son projet de communauté sahélo-saharienne lancé en 1998 (Comessa, qui deviendra Cen-Sad) se veut l’inverse pacifique des États-Unis du Sahel des années 1970, quand le dinar poison faisait des ravages chez les opposants et que Tripoli était La Mecque des apprentis terroristes. D’un simple point de vue diplomatique, cette nouvelle politique est incontestablement un succès, surtout si on la compare à la précédente. Certes, les réticences de l’Union africaine à se conformer aux voeu fusionnels du « Guide » exaspèrent ce dernier, mais la Cen-Sad, qui regroupe aujourd’hui vingt-cinq États et presque autant de clients, lui offre un espace où exercer son influence et au sein duquel il trône, tel un président français à l’occasion des sommets Afrique-France.
Des fidélités obligées
Même réduit aux dimensions très politiquement correctes de la solidarité Sud-Sud (le thème du 10e sommet de la Cen-Sad s’intitule sagement « Le développement rural et la sécurité alimentaire »), le tropisme africain de la Libye demeure pourtant fragile et réversible. À Tripoli, l’Afrique est avant tout l’affaire et l’apanage de la « vieille garde » postrévolutionnaire qui entoure Kadhafi, alors que la nouvelle génération de cadres nés après 1969, dont la figure de proue est Seif el-Islam, le fils et héritier présomptif du colonel, ne jure que par l’ouverture vers l’Europe et l’espace méditerranéen, ainsi que par le positionnement de la Libye en tant qu’État pivot entre le Maghreb et le Machrek. À l’évidence, la grande majorité des Libyens, fascinée par le modèle culturel américain, se sent aujourd’hui beaucoup plus proche de la seconde tendance que de la première. Pour les jeunes de Tripoli, de Benghazi et d’ailleurs, l’Afrique subsaharienne n’est pas une frontière à conquérir mais une source de troubles, un lieu où se gaspillent les ressources du pays et d’où proviennent le sida, la délinquance et les clandestins. Depuis les pogroms d’avril 2000, au cours desquels une centaine d’Africains furent massacrés, on sait qu’il ne fait pas bon être immigré en Libye. Cela, le petit peuple de Cotonou, qui s’apprête à acclamer Mouammar Kadhafi à la façon d’une rock star tant son image, curieux mélange de Guevara et de Mick Jagger, reste prégnante dans l’imaginaire, ne le sait pas ou ne veut pas le savoir. Les partenaires africains du « Guide », ses obligés et ses affidés, eux, n’ignorent rien de ce décalage béant entre les mots et les choses. Mais qui oserait signifier à un hôte aussi généreux que ses discours n’engagent que ceux qui y prêtent attention ? Parmi les chefs d’État les plus assidus à Tripoli – ceux de la zone sahélienne – il n’en est pas un seul qui, à un moment ou à un autre, n’ait soupiré en privé combien l’amitié de Kadhafi, avec son cortège de caprices et d’exigences, pouvait être encombrante. Pas un non plus qui puisse exprimer ses états d’âme en public, tant il est vrai que ce despote assagi de 66 ans, les yeux mi-clos à la manière d’un Don Corleone ou d’un empereur chinois, les tient comme un parrain tient son clan : par l’argent et par la crainte.
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