Le juge, l’hymen et les donneurs de leçons

Au mois d’avril, à Lille, un magistrat prononce l’annulation de l’union de deux jeunes musulmans. La mariée avait menti : elle n’était pas vierge. On peut juger le motif ridicule, mais de là à déclencher une fiévreuse polémique…

Publié le 9 juin 2008 Lecture : 5 minutes.

Encore une polémique délicate pour les musulmans de France. Cette fois, pourtant, ils n’y sont pour rien. Sauf que la décision d’annuler un mariage prise le 1er avril par le tribunal de grande instance de Lille concerne deux d’entre eux. Et que la perte de l’hymen de la jeune épouse était au coeur de la démarche juridique. Rachida Dati, la ministre de la Justice, a certes demandé entre-temps au parquet d’interjeter appel du jugement, mais le mal est fait : l’islam est une nouvelle fois mis en accusation.? Aussitôt rendue publique le 29 mai par le quotidien Libération, qui en avait lui-même pris connaissance dans le Recueil Dalloz du 22 mai, l’« affaire » a enflammé la classe politico-médiatique et provoqué un déferlement de réactions indignées.
Les faits, pour commencer. Le 8 juillet 2006, M. « X », un ingénieur d’une trentaine d’années converti à l’islam, épouse Mlle « Y », étudiante de dix ans sa cadette, musulmane elle aussi. Lors de la nuit de noces, le marié découvre que, contrairement à ses allégations, son épouse n’est pas vierge. Celle-ci, qui reconnaît avoir eu des relations sexuelles avec un autre homme, est aussitôt reconduite chez ses parents. Dès le lendemain, « X » contacte son avocat pour obtenir l’annulation du mariage.
Pourquoi cette procédure et pas le divorce ? Comme l’a expliqué Me Xavier Labbée, l’avocat du mari, le divorce sanctionne un manquement aux obligations issues du mariage. Or « ici, il y a un vice dès le départ ».
Circonspecte dans un premier temps devant les motifs invoqués, la magistrate chargée du dossier accède finalement à la demande du jeune homme. Entre-temps, il est vrai, l’épouse « répudiée », cédant aux pressions de son entourage, mais surtout pressée d’en finir, s’est rangée à son point de vue et a exprimé elle-même le souhait de voir l’union annulée.
Voici ce que l’on peut lire dans le jugement : « Attendu qu’en l’occurrence, [l’épouse] acquiesçant à la demande de nullité fondée sur un mensonge relatif à sa virginité, il s’en déduit que cette qualité avait bien été perçue par elle comme une qualité essentielle déterminante du consentement de [l’époux] au mariage projeté ; que dans ces conditions il convient de faire droit à la demande de nullité du mariage pour erreur sur les qualités essentielles du conjoint. »
Précision importante, il n’est fait nulle mention de la religion des justiciables. Le tribunal s’appuie sur l’article 180 du code civil, selon lequel « s’il y a eu erreur sur la personne, ou sur des qualités essentielles de la personne, l’autre époux peut demander la nullité du mariage ».

700 annulations par an
Quelles peuvent être ces raisons « essentielles » ? La chancellerie prétend ne pas avoir le souvenir d’annulations pour mensonge sur la virginité. Celles justifiées par la dissimulation d’éléments de la personnalité ne sont en revanche pas rares – précisons qu’on ne recense, chaque année en France, que 700 annulations contre quelque 150 000 divorces. La nullité peut être prononcée parce que le conjoint est divorcé, qu’il a menti sur sa nationalité, qu’il a un passé de prostitué ou qu’il est incapable d’avoir des relations sexuelles normales.
Première à réagir, dès le 29 mai, la philosophe et écrivaine Élisabeth Badinter s’offusque de ce que la virginité puisse être encore une référence et, sans craindre le ridicule, exprime sa « honte » envers la justice française. « Une fatwa contre la liberté des femmes », clame avec le même discernement Sihem Habchi, la présidente de l’association Ni putes ni soumises. À droite comme à gauche, et plus encore dans les associations féministes, on stigmatise la transcription dans la jurisprudence d’une « règle religieuse » et une décision discriminatoire pour les femmes.
Les plus embarrassés sont les musulmans. Recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubakeur se dit surpris par cette décision. L’anthropologue Malek Chebel, lui, y voit une « épée de Damoclès au-dessus de la tête des Beurettes qui pensent s’intégrer en France ».
Seule voix discordante au milieu de ce concert de vociférations à sens unique, au moins dans un premier temps, celle de la ministre de la Justice, estimant que « le fait d’annuler un mariage est [Â] un moyen de se séparer rapidement ». Très discrète sur sa vie privée, Rachida Dati a elle-même été confrontée à une situation analogue. « Je me suis mariée avec un homme avec lequel je n’avais rien à partager, écrit-elle dans Je vous fais juges (Grasset, 2007). [Â] Une connaissance, en Algérie, avait fait une demande officielle. [Â] J’ai voulu effacer cela. J’ai demandé l’annulation. »
Plus réfléchis, comme il se doit, les juristes parlent en général de décision logique. Directement concerné, le procureur de Lille rappelle que le verdict est conforme à la jurisprudence : « La question, ce n’est pas la virginité, c’est la liaison que [la jeune femme] a eue avant et qu’elle a cachée. »
Évoquant une « tempête artificielle », Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny, rappelle quant à lui que le mariage est une convention entre un homme et une femme qui choisissent de lier leur destin. « Pour des raisons qui sont les siennes, écrit le magistrat, sur son blog, l’époux voulait s’unir à une femme n’ayant jamais connu bibliquement d’autres hommes. [Â] C’est un projet de vie comme un autre. » Pour lui, donc, la décision du tribunal de Lille est juridiquement imparable. On est dans le registre privé. Si les futurs époux attachent l’un et l’autre un intérêt particulier à la virginité, c’est leur droit.

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Que dit l’islam ?
Par ailleurs, s’il peut sembler aberrant de faire une fixation sur ces questions d’hymen, qui relèvent davantage de la coutume que d’une prescription religieuse, que dit l’islam ? « Il n’exige pas que l’épouse soit vierge. S’ils le veulent, les musulmans peuvent épouser des femmes divorcées et déjà mères », précise Abdelkader Aoussedj, vice-président de la région Nord – Pas-de-Calais. De façon plus large, la tradition arabo-islamique, si elle prohibe en théorie les relations sexuelles hors mariage, se montre plutôt accommodante. Il suffit que les fiancés qui ont croqué le fruit défendu fassent amende honorable pour que l’ardoise soit effacée. Un avis du Conseil européen de la fatwa est très explicite : « Si le fornicateur et la fornicatrice se repentent devant Dieu en abandonnant l’illicite pour le licite [le mariage], alors leur mariage est valide. » En revanche, les relations adultérines sont, comme l’on sait, lourdement sanctionnées.
Mais c’est le droit positif français qui ici est en débat. Il a ses règles propres, parfois sujettes à caution. Mais, comme disaient les Romains, dura lex, sed lex (la loi est dure, mais c’est la loi). Ne condamne-t-on pas régulièrement à des peines de prison de pauvres hères pour des vols insignifiants ?
À Lille, le droit a été dit, du moins provisoirement, mais cela n’empêche pas de s’interroger sur l’adéquation de certaines dispositions à l’évolution des mÂurs et des mentalités, comme on le voit régulièrement lorsque la question de l’euthanasie est posée. La simplification des procédures de divorce irait dans ce sens. Surtout, la législation d’un pays comme la France reste inspirée par des valeurs chrétiennes telles que la faute. Est-ce un hasard si la très catholique Christine Boutin, ministre du Logement et de la Ville, a plutôt approuvé le juge lillois. Ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’un contentieux entre musulmans vienne rappeler aujourd’hui cette réalité.

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