L’armée, ce grand corps malade

La mutinerie qui a éclaté le 26 mai dernier prouve que le malaise au sein de la troupe demeure très sensible. Enquête au coeur d’une institution qui, malgré sa fragilité, reste l’un des piliers du régime.

Publié le 9 juin 2008 Lecture : 7 minutes.

Même si la folle semaine du 26 mai continue d’alimenter les conversations, Conakry a retrouvé sa sérénité en ce début de juin. Depuis que le chef de l’État, Lansana Conté, a reçu les représentants des mutins à deux reprises, le 31 mai et le 1er juin, les armes se sont tues au camp Alpha Yaya Diallo, où s’est déclenchée la révolte qui a secoué la Guinée cinq jours durant. Le calme est également revenu dans toutes les casernes du pays. Les principales revendications des militaires ont été entendues : le paiement des sommes qui leur sont dues a commencé, la libération de leurs camarades arrêtés lors de la mutinerie de mai 2007 également, et une amnistie pour fait de rébellion leur a été accordée. La doléance qui concerne la baisse du prix du riz est également à l’étude. Seule la plus délicate – la mise à la retraite de toute la hiérarchie militaire – reste, pour l’instant, en suspens. Les mutins, qui ont obtenu le renvoi du ministre de la Défense, le général Mamadou Baïlo Diallo, dès le début de la crise, peuvent donc se frotter les mains.
Mais quoi qu’il advienne, la colère de ces derniers jours a révélé les divisions qui minent l’armée guinéenne. Créée en 1959 par le premier président du pays, Ahmed Sékou Touré, au lendemain de l’indépendance, celle-ci s’est constituée sur la base d’éléments qui ont servi dans l’ancienne armée coloniale française. Compte tenu des orientations politiques de l’époque, cette armée privilégie, à ses débuts, la formation idéologique, faisant de la défense de la « révolution » une priorité. Mais en 1970, le régime échappe à une tentative de coup d’État. Pour reprendre l’ascendant, Sékou Touré crée une force parallèle, la milice nationale. Elle lui permet de contrôler étroitement les faits et gestes de la troupe, jusqu’à sa mort en 1984. Son successeur, Lansana Conté, décide alors d’intégrer les miliciens au sein des forces armées.
Mais en juillet 1985, le nouveau chef de l’État échappe à une tentative de putsch orchestrée par le colonel Diarra Traoré. Un événement qui va provoquer la purge d’un grand nombre d’officiers supérieurs, issus pour l’essentiel de l’ethnie malinké. À partir de cette date, les Soussous – groupe minoritaire auquel appartient le président Conté – vont progressivement grossir les rangs de la troupe. S’il n’existe pas de statistiques officielles sur la composition ethnique de l’institution militaire, certains indices montrent que, pour des raisons historiques, les Malinkés restent assez bien représentés en termes d’effectifs. Toutefois, les Peuls et aussi les Soussous sont les plus nombreux dans la haute hiérarchie, contrôlant la plupart des états-majors.
La première crise « sociale » au sein de la grande muette éclate en février 1996. Des rumeurs convainquent les militaires de l’existence d’une double grille de salaires. La première, établie par le ministère des Finances, mentionnerait les salaires officiels ; la seconde, amendée par la hiérarchie à son profit et au détriment de la troupe, indiquerait les montants réellement payés. On l’appelle le « bulletin rouge ». La grogne s’amplifie. Les soldats finissent par rencontrer le chef de l’État en personne pour exposer leurs doléances. Mais face aux tergiversations du pouvoir, ils perdent patience, marchent sur la ville et pilonnent le Palais des nations, qui héberge le bureau de Lansana Conté. La crise, qui est à deux doigts de se transformer en une tentative de coup d’État, a failli coûter la vie au président de la République, finalement contraint de négocier avec les frondeurs pour ramener le calme dans la capitale. Le ministre de la Défense de l’époque est révoqué, tandis qu’une commission est mise en place pour enquêter sur le fameux bulletin rouge. Qui s’avère n’avoir jamais existéÂ

Des milliards d’arriérés
En 2007 pourtant, dans les jours qui suivent la révolte populaire de janvier-février, la question des salaires revient sur le devant de la scène. S’appuyant sur une rumeur accréditant l’idée d’un détournement des soldes, les militaires estiment que l’État leur est redevable d’arriérés s’élevant à quelque 312 milliards de francs guinéens (46 millions d’euros). De son côté, le gouvernement de Lansana Kouyaté concède devoir à chaque soldat 7 millions de FG (environ 1 000 euros). Ils en toucheront 2 millions (environ 300 euros). Et puis plus rien, jusqu’à l’explosion de la fin mai, qui a, de nouveau, révélé les problèmes qui minent depuis une décennie l’armée guinéenne.
Au-delà des revendications salariales, c’est en fait une vraie crise de confiance entre la base et le sommet qui touche la troupe. Un fossé immense sépare les bidasses des officiers, accusés d’être corrompus, irresponsables, vénaux, et dépassés. Les douze généraux du pays appartiennent tous à la « vieille école », celle qui a commencé sa carrière au début des années 1960. « Les chefs militaires ont derrière eux des groupes constitués, chargés de protéger leurs intérêts, confie un soldat. Pour assurer leur train de vie opulent, ils n’ont rien concédé pour le bien-être de la troupe. » Un sous-officier, recruté en 1990, renchérit : « Nos chefs ont pris l’habitude de fuir les problèmes. Il faudrait confier le commandement à des cadres plus jeunes et mieux formés. Certains d’entre eux, qui ont fait les meilleures écoles de guerre, en sont réduits à commander de minuscules compagnies dans des trous perdus ! Comment peut-on expliquer cela ? » Preuve de l’incurie de la hiérarchie, aucune cellule de crise n’a été créée pour gérer la situation lors des récents événements, poursuit le même sous-officier. Certains soldats vont jusqu’à accuser les plus gradés de détourner les dons du chef de l’État à la troupe, ainsi que les vivres et les sommes destinées à l’entretien des casernes.
Seul le chef de l’État, également chef suprême des armées, semble épargné par les hommes du rang, même s’ils savent que la considération de Lansana Conté va en priorité aux bérets rouges du Bataillon autonome de la sécurité présidentielle (BASP). « Le président ne nous a jamais abandonnés, affirme ainsi un agent du service d’information. Il vit parmi nous et s’est toujours montré généreux. Nous lui en sommes reconnaissants. » Pour nombre de ses hommes, Conté demeure encore l’ultime recours. Il est aimé et respecté parce qu’il connaît bien cette institution : il a servi dans toutes les régions du pays. Mais le vieux général inspire aussi la crainte : « Conté reste un guerrier. Et quand un guerrier se fâche, il peut faire mal. »

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Le moyen de refaire sa vie
À la remise en cause de la hiérarchie s’ajoute un recrutement aléatoire. Beaucoup de Guinéens, qu’ils soient civils ou militaires, déplorent l’entrée dans l’armée de « n’importe qui ». À savoir : de jeunes soldats sans formation solide qui, après avoir raté leur vie, croient pouvoir la refaire sous les drapeaux. D’autres bénéficient de traitements de faveur : « On recrute surtout des proches des hauts responsables qui sont aussi les premiers à profiter des promotions et des formations. La hiérarchie ne pense pas aux plus méritants, relève un jeune officier. Si l’on s’en tenait au règlement, aucune incorporation ne devrait être possible sans une enquête préalable de la gendarmerie. » Parmi les nouveaux venus accusés d’indiscipline se trouvent aussi d’anciens « rebelles » recrutés dans les zones frontalières, qui ont fait le coup de feu au Liberia, en Sierra Leone ou en Côte d’Ivoire. Faute d’infrastructures suffisantes et de logements adéquats, tous les militaires ne sont pas cantonnés dans des casernes. Beaucoup vivent parmi les civils. Ce qui favoriserait l’indiscipline DésÂuvrés, ils errent à travers la ville, l’arme en bandoulière.
Évaluée à plus de 18 000 hommes – hypothèse soumise au « secret militaire » – si l’on tient compte des dernières recrues (environ 6 000 hommes), la troupe reçoit un enseignement hétéroclite, délivré par de nombreux intervenants. Les unités d’élite sont formées à Kindia, la plus importante garnison du pays, par des instructeurs chinois. La coopération française est surtout active dans le domaine de l’administration et des transmissions, alors que les Américains ont formé les rangers affectés à la surveillance des frontières. D’autres ont suivi des sessions de formation à l’étranger, notamment au Mali, au Sénégal, en France, à Cuba, en Allemagne, en Égypte, aux États-Unis et au Maroc. Mais les compétences sont souvent gérées en dépit du bon sens : « Notre promotion est bloquée par la vieille garde, se plaint un sous-officier. Je suis spécialiste en gestion du personnel, et je me retrouve secrétaire ! »
Aujourd’hui, l’armée ressemble à un corps sans tête. Qu’adviendra-t-il quand Conté aura disparu ? Deux scénarios sont possibles, estime un gradé : « Ou la classe politique se comporte dignement sans chercher à manipuler les militaires, et tout se passe bien. Ou, au contraire, elle se conduit mal, comme elle l’a fait jusqu’ici, et l’armée prend ses responsabilités. »
Comme ces propos le confirment, beaucoup pensent que l’armée a besoin de subir de profondes réformes pour redevenir républicaine. Parmi les plus urgentes, le rajeunissement de la hiérarchie revient régulièrement, ainsi que l’amélioration de la formation civique, morale et physique des soldats. Un programme qui risque de prendre du temps L’ordre reviendra également si les difficultés de la vie quotidienne s’atténuent. Actuellement, la fourchette des salaires se situe entre 350 000 FG pour le simple soldat et plus de 2 millions pour les généraux (soit entre 50 et 300 euros environ) De quoi attiser rancoeurs et frustrations.

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