À coups de pétrodinars
Les grands discours du leader libyen sur le développement de l’Afrique et la lutte contre la pauvreté s’accompagnent d’investissements massifs et profitables. Le Libya Africa Portfolio gère les placements à la manière des traders de la City ou de New York
La Tour Kadhafi à Dakar et ses 67 niveaux, une « ferme » de 100 000 hectares au Mali, 69 villas présidentielles de très grand standing au Bénin, une usine de caoutchouc dans la ville de Gbanga au Liberia, le canal de Tombouctou, le financement d’un satellite de télécommunications panafricain Rascom ou des 250 kilomètres du projet d’oléoduc Rwanda-Burundi, le rachat des actions de Mobil Oil Cameroon, le centre commercial El-Fateh, le plus vaste du Burkina, à quelques encablures du Libya Hotel Sofitel et ses cinq étoilesÂ
Un unique donateur est à l’origine de ces investissements en Afrique subsaharienne. Dont près d’une vingtaine d’hôtels de luxe. Le regard dissimulé derrière des lunettes noires, la tête toujours coiffée d’un couvre-chef d’où s’échappent des boucles de cheveux noirs un peu folles, Mouammar Kadhafi, le dirigeant libyen, délivrerait ainsi ses largesses dans plus d’une quarantaine de pays.
« Il faut édifier les États-Unis d’Afrique. Le continent souffre de l’abandon de ses potentialités, de ses richesses et de son incapacité à en tirer profit alors qu’il est exploité et pillé par des sociétés étrangères colonialistes », a-t-il justifié une énième fois, lors du 9e congrès de l’Organisation de l’unité syndicale africaine, à Tripoli, le 14 mai. Un tour de chauffe avant le sommet de la Communauté des États sahélo-sahariens (Cen-Sad), qui se tiendra du 12 au 18 juin, à Cotonou (Bénin). Le rendez-vous annuel de cette institution, mise au service de ses ambitions panafricaines, sera l’occasion d’une nouvelle démonstration de force de la Grande Jamahiriya sur le continent et ne manquera pas de vanter la générosité du « Guide » libyen.
La rentabilité avant tout
Le Burkina peut être considéré comme la tête de pont de cette offensive au sud du Sahara. Il profite directement d’une amitié de près de trente ans entre le président Blaise Compaoré et Mouammar Kadhafi, lorsque Tripoli soutenait la révolution sankariste. Politiquement moins passionnée, la relation s’est déplacée sur le plan économique. Sous couvert d’aide et de coopération, jouant le rôle du voisin prodigue et charitable, le dirigeant libyen étend son influence sur la zone. Il arrose les pays de dollars en veillant à ce que ces placements dégagent de juteux bénéfices.
Depuis 2006, l’activisme libyen a été démultiplié avec la création du Libya Africa Portfolio (LAP). Ce fonds d’investissement place les revenus du pétrole libyen, supérieurs à 50 milliards de dollars par an, dans l’hôtellerie, la banque, le raffinage et la distribution d’essence, l’agriculture, l’immobilier, le transport aérien, les mines, les télécommunications Basé à Tripoli, il est rattaché à une obscure instance de tutelle, la Libyan Investment Authority. Le LAP est dirigé par Béchir Salah Béchir, le directeur de cabinet de Kadhafi depuis 1998.
Doté au départ d’un capital de 5 milliards de dollars, le fonds a vu sa force de frappe grimper à 8 milliards de dollars à la fin de janvier 2008. « Comme tous les fonds d’investissement dignes de ce nom, le LAP est obligé d’assurer un retour sur investissement. Son seul critère, c’est la rentabilité. Et si depuis 2006 la Libye intervient pour aider les pays à se développer, elle le fait dans les secteurs les plus rentables et pour contrecarrer les actions de pays comme la Chine », explique un industriel français qui a côtoyé le LAP. À lui seul, le Libya Africa Portfolio est à la tête d’une constellation hétéroclite et opaque de filiales aux intérêts souvent croisés. Il détient toutes les entreprises libyennes actives sur le continent. Sous son aile, il regroupe par exemple la compagnie nationale Al-Afriqiyah Airlines, Oil Libya Holding Company (l’ex-Tamoil), à la tête de réseaux de stations d’essence dans seize pays d’Afrique, ou LAP Green Networks, l’opérateur de téléphonie mobile, détenteur de participations majoritaires dans Sonitel et Sahelcom au Niger ainsi que UTL en Ouganda.
Le LAP chapeaute également deux fonds d’investissement. D’une part, la Libyan Arab Foreign Investment Company (Lafico). Ce bras armé financier du pays à l’étranger est présent dans le capital de plus quatre-vingts entreprises dans le monde (tourisme, immobilier, industrie, agriculture, transport, mines). Ses avoirs sont estimés à 2 milliards de dollars. Et certaines de ses prises de participation le mènent sur le continent (gestion d’hôtels au Tchad, au Mali, participation dans des forêts au Gabon, usine d’embouteillage d’eau en ÉthiopieÂ). Et, d’autre part, la Libyan Arab African Investment Company (Laaico), active dans tous les secteurs pourvu qu’ils dégagent une « grande rentabilité ». Elle est présente dans plus de 25 pays, du Burkina à la Zambie, en passant par l’Afrique du Sud, la République centrafricaine et le Congo-Brazzaville. Sur le terrain, elle possède dix-neuf filiales dont une poignée comptent certains États comme actionnaires (Guinée, Niger, Madagascar, Éthiopie). Si l’immobilier et le tourisme s’approprient 60 % des projets que finance la Laaico, elle est présente également dans l’agroalimentaire, les télécoms, les mines, l’hydraulique Le cumul de ses investissements en Afrique dépasserait le milliard de dollars. Une manne qui pourrait doubler entre 2008 et 2012 grâce à l’envolée des revenus pétroliers de la Libye.
Le Mali figure au rang des pays les plus gâtés par la « générosité » du « Guide » libyen. Le 8 mai, Bagdhady Aly Mahmoudy, le secrétaire du Comité populaire de la Grande Jamahiriya (l’équivalent du Premier ministre de Kadhafi), débarquait à Bamako pour engager son pays dans le financement de dix nouveaux projets. Très présente déjà, la Libye construit ou réhabilite pas moins de cinq hôtels (Kempinski Al-Farouk, Sofitel Amitié, AzalaiÂ), tous cinq étoiles. Rien que pour rénover le Sofitel, les financiers de la Laaico auraient déposé 24 millions d’euros sur la table. Entre la nouvelle Banque commerciale du Sahel (BCS) dans le microcrédit, au capital de 10 millions d’euros, le sauvetage de la Société nationale des tabacs (Sonatam), avec l’injection de 70 millions d’euros, ou les promesses d’une cimenterie et d’une usine de production de phosphates, la Libye est sur tous les fronts.
Deux projets sont emblématiques de l’omniprésence libyenne. D’ici à février 2009, la Cité présidentielle doit regrouper sur 80 hectares plus d’une vingtaine de ministères dans quatorze bâtiments installés autour de la nouvelle présidence du Mali, sur les berges du fleuve Niger. Coût : 60 millions de dollars. Moins flamboyante, l’exploitation de 100 000 hectares de l’Office du Niger, dans le sud du pays, doit créer 10 000 emplois dans la culture du riz, du maïs, de la canne à sucre et du mil. Une société mixte, la Malibya, dotée d’un capital de 85 millions d’euros, réalise toujours les travaux d’aménagement décidés en 2004.
Investissements tous azimuts
Pour gérer tous ces chantiers, le LAP s’est adjoint les services d’Amadou Bany Kanté. Représentant du fonds au Mali et en Afrique de l’Ouest, il est aussi « chargé de mission » à la présidence du Mali pour les questions d’investissement Démarche identique au Burkina. Où les intérêts de la Jamahiriya sont représentés par Mahamadi Savadogo, surnommé « Kadhafi » pour avoir longuement séjourné, étudiant, en Libye. Ce fils de commerçant, qui gère par ailleurs son groupe, Smaf International, est l’un des hommes d’affaires les plus puissants du Burkina et la porte d’entrée des milieux d’affaires de son pays à Tripoli.
Et ça marche. À Ouagadougou, la grande avenue à doubles voies baptisée Pascal-Zagré, du nom de l’ancien ministre de l’Économie, n’existait pas il y a encore cinq ans. Financée par la Laaico, elle s’étend à perte de vue et mène au Libya Hotel Sofitel, ce luxueux cinq étoiles inauguré en 2005 à l’occasion du 7e sommet de la Cen-Sad. Ainsi qu’au vaste centre commercial El-Fateh, en phase d’achèvement à Ouaga 2000, un complexe d’une cinquantaine de boutiques, de bureaux et de restaurants sans équivalent au Burkina.
Les intérêts libyens sont aussi visibles dans la finance avec l’arrivée, en 1988, de la Banque commerciale du Burkina (BCB), détenue pour moitié par la Libyan Arab Foreign Bank (LAFB). En 2004, une filiale de la banque de la Cen-Sad, la Banque sahélo-sahélienne pour l’investissement et le commerce au Burkina (BSIC Burkina), a également ouvert ses portes. Toutes deux contribuent, notamment, à financer les campagnes de la filière coton.
Tous ces investissements répondent-ils à une logique ? « Très active en Afrique, la Libye veut jouer un rôle, mais, comme souvent, elle ne sait pas s’y prendre et part dans tous les sens », juge un diplomate français. Ces investissements prouvent surtout que le discours officiel libyen sur la nécessité de promouvoir les affaires entre Africains est souvent écorné pour préserver la rentabilité des projets en confiant leur réalisation à des sociétés étrangères. Au Mali, le marché de la finition de l’hôtel Mariama Palace a été attribué à une entreprise chinoise pour 25 millions de dollars. Au Burkina, la Laaico a confié la construction du complexe commercial El-Fateh à la société Nord France Africa, et la gestion du Sofitel est revenue à Accor.
Toujours soucieuse de ses intérêts, la Grande Jamahiriya négocie pied à pied avec les États qu’elle est censée aider pour bénéficier d’avantages. Au Mali, les 100 000 hectares du projet agricole de l’Office du Niger ont été offerts gracieusement par l’État à la Cen-Sad. Au Burkina, la Libye a obtenu, début mai, que ses investisseurs dans les infrastructures de base, les mines, les hydrocarbures et l’immobilier bénéficient d’une exonération totale des droits et des taxes à l’importation. Et fin mai, le pays a obtenu du Burundi que ses investisseurs soient traités sur un pied d’égalité avec les entrepreneurs locaux. Business is business. Même pour la Libye de Kadhafi.
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