Un « kamikaze » devant ses juges

Tour à tour footballeur professionnel, trafiquant de drogue et combattant d’el-Qaïda, Nizar Trabelsi est accusé d’avoir préparé plusieurs attentats suicide, en Belgique et en France. Son procès s’est ouvert le 22 mai.

Publié le 10 juin 2003 Lecture : 10 minutes.

Vingt-trois inculpés comparaissent depuis le 22 mai devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. On leur reproche d’avoir aidé les deux kamikazes qui ont assassiné le commandant Ahmed Chah Massoud, le 9 septembre 2001 dans le nord de l’Afghanistan, et d’avoir préparé des attentats en Belgique. Le principal inculpé se nomme Nizar Trabelsi. Aujourd’hui âgé de 33 ans, c’est un ancien footballeur professionnel tunisien. Arrêté le 13 septembre 2001, deux jours après les attentats de New York et de Washington, il est accusé de « tentative d’utilisation de matières explosives, possession d’arme prohibée, association de malfaiteurs et usage de faux documents » et risque une peine maximale de dix ans de prison. Curieuse coïncidence : au même moment, un autre footballeur tunisien du nom de Trabelsi, mais prénommé Hatem, accède enfin à la grande notoriété internationale : il est aujourd’hui convoité par les meilleurs clubs européens (J.A.I. n° 2210). Les deux hommes sont nés à Sfax, à sept ans d’intervalle, et ont été formés dans le même club, le Club sportif sfaxien (CSS)…
La famille de Nizar est pauvre – son père est ouvrier – et peu religieuse. Par chance, l’adolescent se révèle vite très doué pour le football : c’est un brillant attaquant. De belles perspectives de promotion sociale s’ouvrent à lui. Il est sélectionné en équipe nationale junior, et son oncle, barman à Düsseldorf, l’encourage à tenter sa chance en Europe. En 1989, à 19 ans, il signe un contrat professionnel avec le Standard de Liège, l’un des clubs belges les plus prestigieux. Un an plus tard, il rejoint le Fortuna Düsseldorf, un club de la Bundesliga, la première division allemande, qui lui fait signer un contrat de semi-professionnel. Mais le jeune homme supporte difficilement les rigueurs du football germanique. Loin des siens, la solitude lui pèse. Il finit par lâcher prise et trouve quelque réconfort dans l’alcool. Pas vraiment le bon remède pour un sportif de haut niveau. La dégringolade commence. Il passe de club en club, rétrogradant chaque fois d’une division. La drogue et la délinquance sont bientôt au rendez-vous. À quatre reprises, il sera condamné à des amendes et à des peines de prison avec sursis. Pour fraude, vol à l’étalage, trafic de drogue et possession d’arme à feu.
« Croyant mais pas pratiquant, Nizar n’avait aucun penchant pour la religion, même s’il portait en permanence autour du cou un Coran miniature », racontent ses amis de l’époque. À quel moment le petit délinquant sans envergure a-t-il basculé dans l’islamisme radical ? « Lorsqu’il a quitté la Tunisie, raconte Me Mehdi Abbes, l’un de ses avocats, il ne connaissait rien à l’islam. C’est en Europe qu’il a rencontré des fous de Dieu… » 1996 est l’année-charnière. Sous l’influence de l’activiste tunisien Tarek Maâroufi, l’un des coordinateurs présumés du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), actuellement jugé dans le même procès, l’ancien footballeur fait une véritable crise mystique. La même année, dans une mosquée de Londres, il rencontre le Franco-Algérien Djamel Beghal, aujourd’hui incarcéré en France, qui achève sa conversion et prend sur lui une influence considérable. Grâce à divers trafics – des stupéfiants aux cartes bancaires -, Nizar réussit à se constituer un petit pécule qu’il va bientôt mettre au service de la Cause.
En 1998, Trabelsi se volatilise. « Il y avait encore contre lui des plaintes en cours d’instruction, mais il était introuvable », dira Johannes Mocken, porte-parole du parquet de Düsseldorf. Comme tant d’autres apprentis terroristes, il séjourne à plusieurs reprises au Pakistan et en Afghanistan, où il subit un entraînement dans des camps militaires d’el-Qaïda. De son propre aveu, il quitte définitivement l’Allemagne le 21 octobre 2000. Amal Halim, sa jeune épouse (elle est née au Maroc, en 1979) l’accompagne. Muni d’un faux visa, il gagne le Pakistan, puis prend la route de Jalalabad, dans l’est de l’Afghanistan. « Après quelque temps dans cette ville, raconte-t-il, j’ai fait la connaissance d’un Libyen qui m’a aidé. […] Il m’a montré la voie et m’a dit que je pouvais aider les gens en construisant des mosquées et des puits. J’ai donc mis mon argent à sa disposition. »
Ce zèle lui vaut la suspicion des Arabes exilés, mais attire aussi l’attention d’Abou Zoubeïda, le responsable des « affaires extérieures » d’el-Qaïda, qui décide de le présenter à Oussama Ben Laden. Ce dernier le reçoit une première fois dans une grande villa de Jalalabad et se montre attentif à ses « difficultés » et à ses « souffrances ». « Il savait qui j’étais et il m’a dit : « Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux t’adresser à moi » », se souvient Nizar. Les deux hommes se reverront à plusieurs reprises au cours des mois suivants, à Kandahar cette fois. « J’étais très impressionné, je l’aimais comme un père. Je m’en fous […] du 11 septembre et de ce qu’il a fait, ça ne m’intéresse pas. J’avais une bonne relation avec lui, je sentais qu’il ne jouait pas avec moi », déclare-t-il à la RTBF, la radiotélévision publique belge, lors d’une interview recueillie par téléphone, en novembre 2002.
Un jour, Ben Laden remet à Nizar des vidéocassettes montrant « des chrétiens mangeant le coeur d’un musulman, une musulmane violée par des chrétiens en Indonésie et une Palestinienne de 4 mois [Imane Hajjour] tuée en mai 2001 dans un bombardement israélien dans la bande de Gaza ». Le jeune homme est sous le choc : « Ces images tournaient dans ma tête et j’ai perdu le contrôle. J’ai demandé à être inscrit sur la liste des martyrs. »
Au cours de leur septième et dernière rencontre, le chef d’el-Qaïda annonce à son interlocuteur que sa candidature a été retenue. « Ils m’ont proposé plusieurs cibles, raconte-t-il, mais je ne voulais pas qu’il y ait de victimes civiles. Parce que je connaissais la Belgique, j’ai choisi la base américaine de Kleine Brogel. Je devais me faire exploser dans la cantine. » Nizar est soumis à l’entraînement réservé aux futurs martyrs et, un jour du mois de juillet 2001, débarque à l’aéroport d’Amsterdam.
Sa femme, qui a fait une fausse couche, rentre en Corse, où vivent ses parents. Dans une conversation téléphonique enregistrée le 10 août par les services néerlandais, le jeune Tunisien demande à un certain Jérôme Courtailler, un charcutier français converti à l’islam, de lui trouver un appartement où il puisse travailler tranquillement. Huit jours plus tard, il rappelle son interlocuteur pour lui demander de faux documents belges et lui déclare : « Je suis prêt à devenir martyr pour la Cause. » À la même période, il informe un ancien imam (dans une mosquée belge) de son retour d’Afghanistan et lui fait la même demande qu’à Courtailler : « aidez-moi à trouver un logement. L’argent n’est pas un problème. Ils m’ont envoyé pour quelque chose d’important. Je dois les satisfaire. »
Prévenus par leurs collègues néerlandais, les services belges placent Trabelsi sous haute surveillance. Ils le soupçonnent de tramer quelque chose, mais ne savent pas encore quoi. Au lendemain des attentats du 11 septembre, Guy Verhofstadt, le Premier ministre belge, ordonne son arrestation immédiate. On apprendra par la suite que Beghal, arrêté deux semaines auparavant dans les Émirats et livré à la police française, a « balancé » Nizar. Il jure qu’il a été chargé de lancer une camionnette bourrée d’explosifs contre l’ambassade des États-Unis, à Paris. L’opération devait avoir lieu en mai 2002. Mais c’est là une autre histoire…
Le 13 septembre, Nizar est donc arrêté dans un appartement situé au quatrième étage d’un immeuble cossu de l’avenue Mozart, à Uccle, un quartier résidentiel de Bruxelles. Il logeait là depuis plusieurs mois en se faisant passer pour un sportif blessé attendant une prise en charge médicale. Chez lui, les enquêteurs découvrent un pistolet-mitrailleur Uzi et une liste de produits chimiques pouvant servir à la fabrication d’engins explosifs. Ces mêmes produits avaient été utilisés par el-Qaïda lors des attentats à la bombe perpétrés, trois ans auparavant, contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie. On en découvrira des quantités importantes chez l’un de ses amis, le Marocain Abdelkrim el-Hadouti, qui tient un restaurant égyptien dans le centre de Bruxelles.
Interrogé sur l’origine de l’arme, Nizar soutint qu’il l’a « achetée 20 000 francs belges [500 euros] à un Albanais près de la gare [de Bruxelles] » dans le but d’« abattre un Libanais d’Allemagne qui embêtait ma femme » (sic). Quid des formules chimiques dissimulées dans un livre saisi à son domicile ? « C’est bien mon écriture, répond Trabelsi, j’ai noté ça en Afghanistan. Ce sont des produits chimiques ? Je ne sais pas à quoi cela peut correspondre. » Pourtant, l’apprenti kamikaze a laissé un excellent souvenir à ses anciens voisins de l’avenue Mozart. Stéphanie Hostin, par exemple, raconte qu’il aida un jour une vieille dame à récupérer son sac, arraché par un petit malfrat. « Quand j’ai entendu dire qu’il était un terroriste, je n’ai pas pu le croire », dit-elle.
Nizar ne nie pas son projet d’attentat suicide. « Oui, je suis coupable et il faut que je paie, admet-il. Ce que j’avais l’intention de faire, ce n’est pas quelque chose de bien, mais, croyez-moi, je n’avais pas le choix », déclare-t-il à la RTBF. Il affirme vouloir « oublier toute cette histoire », mais surtout, il aspire à revoir sa fille – née après son arrestation – et son épouse, elle aussi mise en examen, en France. « Je suis prêt à tout faire pour elles, sauf à aider les Américains ». Sur ce point, il est intraitable : « J’aime Dieu, j’aime l’islam, j’aime les musulmans, j’aime tous les êtres humains, sauf les Américains. »
Ces derniers, bien entendu, s’intéressent de près à son cas. Des agents du FBI se sont rendus à Bruxelles, à plusieurs reprises, pour l’interroger dans sa prison. Mais l’ancien footballeur campe fermement sur sa ligne de défense : il ne reconnaît que le projet d’attentat en Belgique. On comprend pourquoi : il n’existe pas, dans ce pays, de loi antiterroriste. Du coup, il risque tout au plus dix ans de prison pour infraction à la loi sur les milices privées, détention d’arme illégale et tentative de destruction d’édifice par explosif. À condition que l’accusation réussisse à prouver l’existence d’un « début d’exécution ». En France et a fortiori aux États-Unis, la peine serait beaucoup plus lourde. Et partiellement incompressible.
Interrogé pendant plus de trois heures, le 26 mai, par Claire De Grijse, la présidente du tribunal correctionnel de Bruxelles, Nizar a donc nié tout lien avec le projet d’attentat contre l’ambassade des États-Unis en France. En revanche, il n’a pas été avare de détails concernant la préparation de celui qu’il projetait contre la base militaire de l’Otan abritant des missiles nucléaires américains, à Kleine Brogel, non loin de la frontière néerlandaise. « Je devais y aller seul, dans une camionnette, explique-t-il. La bombe, 850 kg de nitrate et 100 kg de soufre, devait se trouver à l’arrière du véhicule. J’avais l’intention de rentrer avec la photo de la petite fille palestinienne et d’appuyer sur le détonateur. » Il avait prévu de perpétrer son forfait « entre midi et 13 heures », parce qu’à ce moment-là « entre 50 et 70 Américains devaient se trouver dans la cantine ».
Ses explications sont cependant peu convaincantes, ne serait-ce que parce qu’il ne connaît pas la configuration des lieux. L’unique reconnaissance à laquelle il aurait procédé est très insuffisante : depuis la route, il ne pouvait apercevoir le bâtiment sur lequel il était censé jeter son estafette remplie d’explosifs. Par ailleurs, Trabelsi prétend avoir bénéficié d’une complicité à l’intérieur de la base. « C’est un Américain, fumeur de haschich, je crois. Il a reçu 50 000 dollars pour prendre des photos de la base. » L’homme était-il un militaire ou un civil ? Mystère. Selon Trabelsi, vingt-huit photos auraient été livrées à un Saoudien nommé Abou Hodeifa. Celui-ci lui aurait été spécialement envoyé d’Afghanistan par el-Qaïda, avec deux acolytes. Mais l’accusé ne peut ni montrer les fameux clichés, ni révéler l’identité de la « taupe » américaine. Quant à ses complices, ils n’ont jamais été identifiés. Ont-ils vraiment, comme il le prétend, fui la Belgique au lendemain de son arrestation ?
Au cours de son interrogatoire, Nizar, crâne rasé et physique de rappeur, s’est efforcé d’éluder les questions embarrassantes, en faisant mine de ne pas comprendre ou en répondant à côté. Il a évité de charger ses coaccusés, laissant entendre que ses vrais complices n’étaient pas là. Si, lors des premiers interrogatoires, il avait mouillé Abdelkrim el-Hadouti, son jeune ami marocain, il est revenu sur ses accusations : à l’en croire, le restaurateur n’est en aucune façon mêlé à l’affaire. Il ne fournit pas non plus d’explications véritablement crédibles concernant les importantes sommes d’argent – plusieurs dizaines de milliers de dollars – qui, entre l’Afghanistan et l’Europe, ont transité par ses mains. Il évoque un vague commerce de diamants, mais manifeste une étonnante méconnaissance des pierres précieuses.
Hier manipulé, Nizar Trabelsi serait-il devenu à son tour un as de la manipulation ? Essaie-t-il de faire diversion en disant tout et n’importe quoi afin de protéger un éventuel complice ? Ou bien cherche-t-il seulement à sauver sa peau sans renier ses engagements ?

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