Tous dopés ?

Professeur de médecine et figure mondiale de la lutte contre le dopage, Jean-Paul Escande publie un livre dans lequel il dévoile l’ampleur et la gravité du phénomène. Son objectif : briser la conspiration du silence.

Publié le 10 juin 2003 Lecture : 6 minutes.

Aceux qui s’interrogeaient encore sur la lutte contre le dopage dans le sport telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans le monde, Des cobayes, des médailles, des ministres(*) enlèvera leurs dernières illusions. L’auteur, Jean-Paul Escande, 64 ans, est certainement le premier expert mondial de cette lutte. D’abord, c’est une sommité de la médecine. Il est depuis 1983 chef du service de dermatologie de l’hôpital Tarnier, à Paris ; depuis 2001, président de la Société de physiologie intégrative ; et professeur de médecine à l’hôpital Cochin, à Paris.
Ensuite, c’est un passionné. Il aime, « presque trop, dit-il, le sport des champions et le sport-spectacle ». Il l’aime au point d’écrire : « Le sport mélange à la perfection l’émotion et l’intelligence. […] Aimer ses favoris, trembler dans l’attente d’un résultat, se passionner pour la composition d’une équipe ou la progression d’un athlète en sport individuel, tout cela fournit au supporteur son lot de moissons émotionnelles plantureuses. C’est aussi beau que du Pagnol ! […] Le sport est un de ces domaines où penser mal se paie très cher. Pas de geste sportif possible, donc, sans anticipation réfléchie de ses conséquences ! C’est-à-dire sans intelligence. Un but de Thierry Henry vaut du point de vue de la conception intellectuelle une page de Marguerite Duras. »
Pour ces deux raisons, un beau jour de 1990, Escande a été sollicité par Roger Bambuck, ancien recordman de France du 100 mètres, ministre de la Jeunesse et des Sports du gouvernement Rocard, pour présider la toute neuve Commission nationale de lutte contre le dopage. Le professeur, qui avait fait son service militaire au bataillon de Joinville, a occupé cette présidence jusqu’en 1996. Et s’est intéressé aux aspects juridiques de cette lutte jusqu’à la loi Buffet de 1998.
Dans ces fonctions, il s’est opposé à « l’éthique du sport professionnel américain, qui culmine dans le football, lequel ne veut pas entendre parler de contrôle antidopage, pour aller même jusqu’à encourager ouvertement la prise de molécules renforçant les potentialités ».
Donc, lorsque l’expert Jean-Paul Escande écrit sur le dopage, on peut le croire. Et le juger au-dessus de tout soupçon. Et s’il avoue « un assez grand plaisir médiatique à dire un peu » de ce qu’il sait, il reste assez prudent pour préciser que « le gros est protégé par le secret professionnel [et] la loi sur les accusations sans preuve ». C’est ainsi que, dans ces 190 pages, les seuls sportifs accusés de dopage dont les noms sont prononcés sont le cycliste Tom Simpson et l’athlète Ben Johnson parce qu’ils ont été (le premier en 1967, le second en 1988) les héros d’affaires très publiques. Avec une mention du scandale Festina (1998) et de l’épéiste Laura Flessel, qui, suspendue en 2002, ne méritait pas, dit Escande, la moindre sanction.
Ce livre est pour Escande une « loupe posée sur une société feignant de s’occuper du dopage ». La société crie : « À bas le dopage ! » dit-il, « mais la société se donne la comédie. La société se la joue. La société se ment effrontément ». Voici comment il décrit « la fournaise incendiaire du dopage galopant » :
« Au fond, le dopage honteux, crapuleux, caché, masqué, arrange tout le monde. L’opinion admet que le sport, ses enjeux, les plaisirs qu’on en retire, justifient des sacrifices humains.
Donc un livre pour rien ? Peut-être… On est soulagé, malgré tout, d’avoir, à tour de bras, tapé sur ces clous pour affirmer :
– oui, le dopage est généralisé dans le sport de compétition et tout spécialement dans son avatar le plus éclatant : le sport-spectacle ;
– non, les dispositifs dits de lutte actuellement en place ne permettent pas de se faire une idée correcte de la situation ;
– oui, la pratique du dopage s’apparente de très près à une abominable expérimentation humaine sauvage ;
– oui, le vainqueur d’une épreuve individuelle est parfois un cobaye dont l’organisme a bénéficié mieux que celui de ses concurrents des produits employés ;
– oui, il existe un consensus réel pour faire semblant de faire de la lutte antidopage, et le consensus va du sportif au supporteur en passant par les yeux grands fermés des autorités de tout poil, sportives, administratives, politiques ;
– oui, il existe un risque bien réel de voir s’imposer à terme des problèmes de santé postdopage tout à fait sérieux… et qui seront l’objet d’un énorme scandale…
Mais, que faire de plus ?
Semer des mots à tout vent, est-ce suffisant ? Pour aider à une prise de conscience ? sans doute ! Mais… sur quoi débouche cette manière de faire ? Sur des feux de paille médiatiques ? »
En grand médecin, quand même, Escande n’abandonne pas le malade. Que faire de plus ? demande-t-il. Ceci :
« Loin des proclamations enflammées et des programmes d’action aussi complets et bordés qu’irréalisables, il est toujours possible de repérer quelque faiblesse dans le dispositif de défense. Par où l’on peut se faufiler.
Parce que l’on veut croire ici à l’efficacité de ce type d’approche, on propose donc, pour l’affaire qui nous arrête, une mesure en apparence anodine, mais qui serait en fait un sacré « cheval de Troie ».
Soit :
– l’organisation d’un suivi par la médecine sportive des sportifs de haut et moyen niveaux, ayant coupé leur activité de compétition ;
– dans le but d’évaluer, sur la santé, les retombées de la pratique sportive intensive avec ce qu’elle comporte d’obligations et de tentations accessoires ;
– le tout sous le couvert du secret individuel médical.
En procédant ainsi, en une à deux années, on saurait, enfin, ce que le mal rampant, souterrain, insidieux, caché, masqué, volontairement dissimulé, prépare comme désastres cruels. Comme drames à venir ou déjà survenus. Mais quels drames ?
Le lecteur sera peut-être surpris qu’on ne lui livre pas ici une liste détaillée des accidents médicaux déclenchés par l’expérimentation humaine. L’explication est simple, et bonne : en ce domaine, toute l’organisation, toute la conspiration du silence ont abouti à cet état de fait lamentable : on ne vit que d’observations éparses, de rumeurs colportées, d’histoires extraordinaires. C’est bien à cela qu’il faut mettre un terme. C’est derrière cette ignorance que s’abritent les expérimentateurs négriers. Leurs pratiques honteuses feront horreur, ne pourront pas être admises longtemps dès lors qu’elles seront connues.
Il faut qu’elles soient connues !
Je demande ici, solennellement aux politiques, et singulièrement aux ministres en charge de ces affaires, qu’ils mettent un terme à l’entretien de l’ignorance. Ils en ont les moyens. Quand auront-ils le courage de les mettre en oeuvre ?
On leur donne donc ici une recette pour savoir enfin : passer par les champions « ayant raccroché », comme l’on dit. Auprès d’eux, on apprendra. On aura alors non plus à se livrer seulement à une chasse aux dopés « d’active » aussi inefficace qu’injuste et vaine, mais à tenter de comprendre, enfin, en profondeur, à quoi de très personnel l’on cède en se jetant dans la dope. Et à quoi l’on s’expose. Un travail remarquable que démarre Serge Simon, médecin et ancien pilier de l’équipe de France de rugby, prendra ici tout son sens.
Auprès de ces champions retirés, et en tenant comme il le faut des « registres », on pourra sérieusement apprécier enfin le retentissement d’un dopage forcené ou seulement « modéré » sur les organismes. Car il faut bien comprendre cela : ce qui menace les dopés n’est pas une maladie précise, déclenchée par un produit précis, pris dans un but précis, dans le cadre d’une activité sportive clairement identifiée. Oui, il y a des accidents aigus spécifiques, mais le grand risque ne réside pas là. Il se concrétise bien plus dans une augmentation statistique du nombre de cancers, d’infarctus, d’accidents vasculaires cérébraux, d’hépatites, de désordres psychiatriques lourds, de leucémies, d’hémorragies, d’atteintes rénales, de toxicomanies de substitution qui semblent d’une fréquence extrême…
C’est seulement lorsque l’on saura tout cela, statistiquement évalué par des professionnels de l’épidémiologie, que l’horreur de l’expérimentation humaine apparaîtra. »
Conclusion de ce programme d’information, implicite dans le titre de l’ouvrage d’Escande, deux slogans :
– « Des médailles, oui ! Des cobayes, non ! »
Et :
– « Aux autorités publiques la sécurité des sportifs, aux fédérations le contrôle de la victoire. »

* Des cobayes, des médailles, des ministres. Contre une course à l’expérimentation humaine, Max Milo Éditions, 190 pp., 15 euros.

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