Sur le fil du rasoir

Pari impossible pour le Premier ministre palestinien : comment tout à la fois désarmer l’Intifada, ménager Arafat, neutraliser les Israéliens et complaire aux Américains ?

Publié le 12 juin 2003 Lecture : 6 minutes.

La phrase est de George W. Bush, lors d’un huis clos du sommet de Charm el-Cheikh, en Égypte, le 3 juin. Le président américain se tourne brusquement vers Mahmoud Abbas, le fixe droit dans les yeux : « Vous, Monsieur, vous avez été investi d’une responsabilité et vous l’avez assumée. Je veux travailler avec vous, et tous les chefs d’État présents autour de cette table aussi. Nous n’allons pas permettre à une poignée de gens, à quelques tueurs, à quelques terroristes, de détruire les rêves et les espoirs de tous. »
L’adoubement est flatteur, mais il est empoisonné. Car ces fossoyeurs de paix auxquels George W. Bush fait allusion ne sont évidemment pas ceux auxquels pensent les Palestiniens – Ariel Sharon et la droite israélienne -, mais les combattants de l’Intifada, et celui que la Maison Blanche a résolu d’achever politiquement et diplomatiquement : Yasser Arafat.
Depuis sa nomination au poste de Premier ministre de l’Autorité palestinienne, le 19 mars 2003 – et singulièrement depuis la formation de son gouvernement, le 23 avril -, Mahmoud Abbas, alias Abou Mazen, 68 ans, doit faire face à une ambiguïté congénitale. Pour les Américains et les Israéliens, il est l’instrument béni de la mise à mort du « Vieux », l’homme du new leadership, la coqueluche dont Tony Blair, Colin Powell et Condoleezza Rice citent le nom chaque fois qu’il est question d’État palestinien et de mise en oeuvre de la fameuse « feuille de route ». Aux yeux de la majorité de ses compatriotes, en particulier des jeunes, il est l’archétype du politicien compromis, une sorte de Pierre Laval imposé par l’occupant, chargé d’appliquer ce qui est, en fait, une « feuille de déroute ». De quoi définir les contours d’un invraisemblable pari.
Outre une ambition que nul, pas même lui, ne cherche à cacher, force est de reconnaître à Mahmoud Abbas le mérite de la constance. Depuis plus de vingt ans, le numéro deux de l’OLP prône la modération et le dialogue, et il n’a jamais dissimulé son aversion pour l’Intifada d’el-Aqsa, lancée en septembre 2000 et considérée par lui comme un gâchis monumental et une grave erreur stratégique directement à l’origine du triomphe électoral de la droite israélienne. Ses heurts, parfois ses ruptures, avec Yasser Arafat, le reclus de Ramallah, ne datent pas non plus d’aujourd’hui. Il est déjà arrivé au raïs de ne plus lui parler pendant des semaines et à Mahmoud Abbas de s’enfermer dans l’une de ses villas, en pyjama, des journées entières. Une relation d’amour-haine, pimentée par l’animosité à peine voilée entre Abou Mazen et l’épouse d’Arafat, Soha. Peu accessible, très peu médiatique, en perpétuel costume trois pièces, sans aucun goût pour le style fedayin, le nouveau Premier ministre apparaît de plus en plus comme l’antithèse de celui dont il est l’héritier présomptif. Yasser Arafat, qui a dû boire jusqu’à la lie le calice de sa nomination, puis celui de la formation de son gouvernement, n’est pas loin parfois de considérer Mahmoud Abbas comme le cheval de Troie d’Ariel Sharon – même si, officiellement, la thèse convenue de la complémentarité entre les deux hommes continue de prévaloir.
Secrètement avant le 19 mars, dans une ferme du désert du Néguev, officiellement depuis, Abbas et Sharon se sont rencontrés à plusieurs reprises. À chaque fois, loyal et prudent, Abou Mazen est allé rendre compte au Vieux de Ramallah, qui l’a écouté dans un silence glacial. Les deux hommes, en fait, savent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de se ménager – pour l’instant. Arafat a la légitimité, le charisme, la popularité, la haute main sur les services de sécurité et sur les finances de l’OLP. Son Premier ministre bénéficie du soutien de l’Amérique. Le premier a dû se soumettre et déléguer, pour la première fois, une partie de ses pouvoirs sous peine de parachever son encerclement physique et diplomatique. Le second sait qu’en dépit de son parcours historique et de ses quarante-six ans d’exil, de ses origines plus que modestes et de sa volonté d’incarner le consensus, l’opinion palestinienne le perçoit comme un dirigeant éloigné des préoccupations des « masses » et des réalités de l’occupation. Ajouter en outre que la bienveillance des Israéliens à son égard passe mal est un euphémisme.
Mahmoud Abbas est donc tout sauf un « zaïm », d’autant qu’on le dit riche et que son entourage est souvent taxé d’affairisme. Sur ce point précis, le Premier ministre est particulièrement discret. On sait qu’il possède une villa à Ramallah, une autre à Gaza – toutes deux au luxe relatif – et une troisième au Qatar, où son fils aîné Mazen, décédé en 2002 d’une crise cardiaque, gérait les affaires familiales. On lui connaît aussi l’usage d’une quatrième maison à Casablanca, au Maroc, mise à sa disposition depuis plusieurs années par les autorités chérifiennes, et qu’il est en train d’acquérir. Une petite fortune donc, gérée sans tapage et en bon père de famille par un homme qui préfère la lecture à l’ostentation.
Il y a quatre ans, Mahmoud Abbas est venu à bout d’un cancer de la prostate. Soigné en Suisse, il s’en est depuis parfaitement remis, mais l’acharnement qu’il mit à combattre la maladie est significatif. Ce solitaire est un dur à cuire, qui commença à travailler à l’âge de 13 ans, et un homme de caractère. Rien ne dit, d’ailleurs, que le procès en reddition que dressent déjà de lui beaucoup de Palestiniens soit fondé et qu’Abou Mazen se montrera aussi docile que le pensent, avec leur habituelle suffisance, les faucons de la Maison Blanche. Leurs homologues israéliens, qui ont tactiquement choisi de le soutenir, un peu comme la corde soutient le pendu, conservent à son égard un solide fond de méfiance. Mahmoud Abbas n’a-t-il pas commis à la fin des années soixante-dix, à Moscou, une thèse de doctorat en histoire, sulfureuse, sur « La relation secrète entre le nazisme et le sionisme » ? Publié à Amman en 1984, sous le titre La Face cachée, ce document reprenait à son compte la thèse révisionniste sur l’Holocauste des Juifs, lequel aurait fait un et non six millions de victimes. Longtemps, les sites Internet de propagande du gouvernement israélien ont publié des extraits de cet ouvrage afin de démontrer la « duplicité » de son auteur. Sur ordre du cabinet Sharon, toutes ces références ont récemment été supprimées.
Artisan des accords de paix d’Oslo en 1993, Mahmoud Abbas est loin d’être ce pro-israélien, prêt à brader les intérêts palestiniens en échange du mirage américain, que certains dépeignent déjà. Né à Safed, dans le nord de l’actuel Israël (et non en Égypte, comme Arafat), c’est un enfant du conflit. Avec sa famille, il a fui sa maison natale en 1948 et ne l’a retrouvée qu’en septembre 1994 – le temps de se recueillir sur ce qu’elle est devenue, un tas de ruines envahies d’herbes folles. D’où l’attachement profond qui est le sien à cette revendication mythique des Palestiniens : le droit au retour des réfugiés.
Réaliste, Mahmoud Abbas sait que ce but-là tient du miracle, qu’il évolue sur le fil du rasoir et qu’il a sans doute hérité du plus infernal imbroglio gouvernemental qui soit : comment à la fois désarmer l’Intifada, désamorcer les attentats, ménager Arafat, satisfaire la population des camps de miséreux dans lesquels il a rarement mis les pieds, neutraliser les Israéliens et complaire aux Américains ? Le tout dans un pays en lambeaux, étouffé par un étau économique, humain et militaire, où les villes sont bouclées, où 60 % de la population vit sous perfusion humanitaire.
« Ce ne sont pas mes relations avec Yasser Arafat qui sont un obstacle à la paix, la paix dépend d’Israël », confiait, il y a peu, le Premier ministre. Autant dire que, même s’il est parvenu à forcer la main du « Vieux » et à faire en sorte que les ministres palestiniens aillent moins qu’avant chercher leurs ordres à la Mouqataa, l’essentiel lui échappe encore. Abou Mazen le prudent, au point de préférer, pour ses déplacements, les jets de location à celui de l’Autorité palestinienne, s’est engagé dans le plus aventureux des paris. « Il a impressionné le président, c’est tout à fait son genre d’homme », expliquait un proche de George W. Bush, en marge de la rencontre tripartite d’Aqaba. Par les temps qui courent, cela rassure tout de même un peu l’équilibriste.

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