Salamalecs et faux-semblants

Dominée par les fraîches retrouvailles entre Jacques Chirac et George W. Bush, la grand-messe des pays les plus industrialisés n’a pas répondu aux attentes de la planète.

Publié le 10 juin 2003 Lecture : 9 minutes.

C’est une rude partie, conclue sur un score nul, que George W. Bush et Jacques Chirac ont jouée, à l’occasion de la réunion annuelle du G8(1), du 1er au 3 juin à Évian (France). On ne trouvera pas trace de ces joutes dans les conclusions officielles du sommet, dont on se bornera à citer l’appel à une « économie de marché responsable », l’admonestation au Zimbabwe et le soutien au Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad). La série des sujets abordés tenait, il est vrai, d’un inventaire à la Prévert : la famine, l’eau, la santé, la dette, l’exploitation forestière illégale, la non-prolifération des armes de destruction massive, le contrôle des missiles sol-air portables, l’Irak, la Corée du Nord, le conflit israélo-palestinien, l’Iran, l’Algérie meurtrie, etc.
Pour tenter de comprendre l’enjeu de ce sommet, un bref rappel du contexte dans lequel il s’est déroulé s’impose. Face à un régime irakien dictatorial, suspecté de développer des armes de destruction massive, les États-Unis ont choisi d’intervenir militairement en se passant de l’aval des Nations unies, alors que la France, l’Allemagne, la Russie et la Chine notamment refusaient que soit déclenchée une guerre sans preuve de la culpabilité de Saddam Hussein et, surtout, sans mandat de l’ONU. Bush a gagné sa guerre, mais au prix d’une grave fracture entre les deux rives de l’Atlantique. On s’attendait à ce que la fin de la guerre donne le signal de la reprise économique. Il n’en a rien été : l’Allemagne est en récession, et la France en petite forme ; le Japon n’en finit pas de payer sa bulle immobilière des années quatre-vingt-dix ; les États-Unis hésitent malgré des baisses d’impôts gigantesques. La fine fleur mondiale des chefs d’entreprise a tôt fait d’identifier la cause de cette surprenante inertie : la querelle Ouest-Ouest, qui tétanise les acteurs économiques. Elle a donc prié les chefs d’État d’Amérique et d’Europe de faire la paix.
Message reçu. La réconciliation est devenue l’exercice obligatoire pour relancer la machine économique de la planète. Bien sûr, la réconciliation entre le président américain et celui qui fut son opposant le plus déclaré, Jacques Chirac, primait toutes les autres. Les deux camps ont donc mis en scène un spectacle où chacun a tendu la main à l’autre, tout en s’efforçant de lui faire un croc-en-jambe. Un chef-d’oeuvre d’hypocrisie.
Commençons par les retrouvailles destinées à la galerie. Bush est finalement venu à Évian et n’a pas snobé le sommet, comme certains le redoutaient. Il a offert au président français trois superbes livres sur la civilisation des Indiens d’Amérique du Nord. Chirac, qui se passionne pour les peuples « premiers », l’a remercié en lui disant qu’il avait « mis dans le mille ». George a souligné que la franchise de Jacques était respectable et que ce n’était pas parce qu’on « avait des désaccords qu’il fallait être désagréable l’un envers l’autre ». Au cours de la demi-heure d’entretien en tête à tête qui a eu lieu entre les deux chefs d’État le 2 juin, l’Américain a même demandé au Français des conseils sur la façon de procéder au Moyen-Orient, en raison de sa « grande expérience » de la région. Chirac lui a répondu qu’il ne serait pas idiot d’étendre la « feuille de route » israélo-palestinienne à la Syrie et au Liban.
De son côté, le président français a eu des gestes plutôt chaleureux à l’endroit de son homologue, dont une main sur l’épaule. Il lui a souhaité bonne chance pour les négociations qu’il allait mener avec les Israéliens et les Palestiniens, à Charm el-Cheikh et à Aqaba, « au nom du Quartet ». Il partage tout à fait l’inquiétude américaine à l’égard des programmes nucléaires de l’Iran et de la Corée du Nord. Enfin, il a proposé à son hôte – qui a accepté – d’envoyer en Afghanistan des forces spéciales pour participer aux côtés des unités américaines à la traque des talibans et autres terroristes.
Ajoutez à cela que le président Bush a juré à l’Italien Berlusconi et au Japonais Koïzumi qu’il était toujours partisan d’un dollar fort et que ses interlocuteurs ont fait semblant de croire ce qu’il faisait semblant de leur dire. Il a aussi démenti tout préparatif militaire contre l’Iran, même si ce pays ne se prêtait pas aux contrôles de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Il ne restait plus à Chirac qu’à pratiquer la méthode Coué, sur fond d’apaisement général. La guerre est derrière nous, les prix du pétrole sont revenus à la normale, les taux d’intérêt sont bas, les deux rives de l’Atlantique sont réconciliées. « Nous avons la conviction que toutes les conditions sont réunies pour permettre une reprise de la croissance », a-t-il claironné, soulignant qu’il n’avait « aucune inquiétude » pour le Japon et l’Allemagne, où il ne voit pas de risque de déflation. La confiance, la consommation et l’investissement sont espérés dans un proche avenir.
Mais les crocs-en-jambe n’ont pas manqué. Bush a tout fait pour réduire son séjour à Évian à une courte halte (vingt-quatre heures) entre les visites à Saint-Pétersbourg et à Cracovie, où il a cajolé la Pologne, meilleur élève européen de l’Amérique, et les réunions de Charm el-Cheikh et Aqaba. Il a défié l’Europe, ou peu s’en faut, de faire aussi bien que les États-Unis, qui ont décidé de dépenser, en cinq ans, 15 milliards de dollars dans la lutte contre le sida. Hors sommet, il a proposé d’autoriser les arraisonnements de bateaux suspects en haute mer. Au cours des travaux, il a maintenu son refus de suspendre les subventions agricoles à l’exportation, qui handicapent tant les produits des pays en développement. Ou plutôt, a dit à Jacques Chirac, « les États-Unis sont d’accord pour suspendre les subventions européennes, mais pas les leurs ».
Prévoyant cette persistance dans l’unilatéralisme, le président français avait bâti le sommet d’Évian de façon à apparaître comme le porte-voix du reste du monde. Le « dialogue élargi » qu’il a ainsi conçu lui a fait recevoir une foule d’ONG et d’altermondialistes, dont il a porté les revendications devant ses pairs, le 2 juin. Et la preuve que la France n’est pas isolée face à l’Amérique n’a-t-elle pas été administrée par la présence, à Évian, de douze chefs d’État et de gouvernement qui, avec ceux du G8, pèsent les trois quarts de la richesse mondiale(2) ?
Bush avait joué la Pologne contre la France ; Chirac lui a rendu la monnaie de sa pièce en misant sur le Brésil. Car le joker du président français a été Lula, qui a fait un tabac avec la présentation de son plan mondial contre la faim qu’il aimerait financer grâce à une taxe sur les armes. Et qui a ajouté, au cours d’une conférence de presse : « Nous ne devons pas attendre d’être invités par les pays riches pour nous réunir entre nous, pays en développement, et décider de nos politiques. Nous devons resserrer nos liens afin d’élaborer nos revendications. Il faut que le G8 cesse d’être un club fermé et nous continuerons de frapper à sa porte. Il ne s’agit pas de savoir s’il se transformera en G9 avec le Brésil ; il faut le transformer en G18 ou G19, car il sera difficile, l’an prochain, au président Bush de faire marche arrière et de ne pas inviter au sommet du G8 les pays émergents qui étaient présents à Évian. » Chirac peut être satisfait : avec Lula, il a trouvé un allié de talent pour défendre un multilatéralisme que la Maison Blanche tient en piètre estime.
Mais cette tactique n’a pas fait que des heureux. Jacques Chirac, pourtant si prompt à s’attirer les faveurs des chefs d’État africains, a, cette fois, vexé ses traditionnels partenaires du Sud. « Nous étions très surpris quand nous avons appris que d’autres pays que les pays africains seraient invités au sommet du G8, admet le professeur Wiseman Nkuhlu, président du comité directeur du secrétariat du Nepad. Leur présence a évidemment empiété sur le temps qui aurait pu être consacré aux discussions sur l’Afrique. »
Avec le retard accumulé tout au long de la journée du 1er juin, les quatre chefs d’État encore présents à 8 heures du soir (Wade, Obasanjo, Mbeki et Bouteflika – Moubarak s’est éclipsé un peu plus tôt pour rentrer en Égypte préparer le sommet de Charm el-Cheikh) craignaient que leur rencontre privilégiée avec les dirigeants du G8, autour d’un dîner, ne soit réduite à une demi-heure. « Heureusement, le repas a quand même duré deux heures », s’est réjoui Nkuhlu, ainsi que les chefs d’État africains, qui se félicitaient d’être admis dans le saint des saints, pour la troisième année consécutive. Tous les sujets que Jacques Chirac avait annoncés ont été abordés, mais les engagements concrets du G8 en faveur de ses partenaires du Sud se réduisent à peu de chose.
On attendait une nouvelle initiative en faveur de la réduction de la dette ; on espérait des avancées sur les négociations en cours du cycle de Doha, notamment en ce qui concerne l’accès aux médicaments, ainsi qu’une baisse des aides à l’exportation des agriculteurs du Nord. On n’aura finalement eu qu’un engagement du G8 sur l’organisation d’une force de maintien de la paix africaine (voir encadré p. 34) et, grâce à une petite compétition entre les États-Unis et l’Europe, une enveloppe conséquente consacrée à la lutte contre le sida. Aux 15 milliards de dollars sur cinq ans promis par George W. Bush, Jacques Chirac a répondu en triplant le montant accordé par la France à la lutte contre la pandémie, qui passe ainsi à 150 millions d’euros par an pendant cinq ans. Les Européens semblent prêts à le suivre et devraient décider, lors du prochain sommet de l’Union européenne, à Thessalonique, en Grèce, à la fin du mois de juin, de porter à 1 milliard de dollars leur aide au Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme.
Sur la question des subventions agricoles, souvent considérée comme la plus importante pour donner un coup de pouce significatif au développement de l’Afrique, « nous n’avons pas progressé autant que je l’aurais souhaité », a reconnu Jacques Chirac.
Malgré ces déceptions, le soutien des pays du G8 au Nepad a été réaffirmé. Les Huit ont approuvé le rapport d’évaluation établi par le comité de pilotage du Nepad, signé à Abuja par les chefs d’État africains le 28 mai et qui comporte une nouveauté : la nomination de six personnalités africaines pour piloter l’examen par les pairs adopté en octobre 2002 – Graça Machel (Mozambique), Chris Stals (Afrique du Sud), Dorothy Njeuma (Cameroun), Marie-Angélique Savane (Sénégal), le professeur Kiplagat (Kenya) et Adebayo Adedeji (Nigeria). Cet examen, que les pays riches réclament à cor et à cri, pourrait pourtant devenir bientôt la pomme de discorde entre les nouveaux partenaires qu’on a célébrés toute la journée de dimanche : l’Afrique et le Nord. Aux déclarations de Michel Camdessus, représentant personnel du président français pour l’Afrique, qui a déclaré que « nous ne choisirons nos partenaires privilégiés qu’à la lumière de ce qu’auront été les résultats de cet examen par les pairs », le professeur Nkuhlu a répondu : « Notre perception de cet examen est différente de celle des pays riches. Il doit nous servir à nous entraider, à nous critiquer entre nous. Maintenant, les pays riches veulent l’utiliser comme une punition contre nous. Mais nous ne rentrerons pas dans ce jeu-là. »
En définitive, le sommet d’Évian aura été une mise en scène profitable pour les Huit, et notamment pour Jacques Chirac et George W. Bush, mais pas vraiment pour l’Afrique, dont le président français a pourtant rappelé, à plusieurs reprises, qu’elle était « à la dérive ». s

1. Le G8 est un club informel regroupant les chefs d’État ou de gouvernement des huit pays les plus industrialisés (France, Russie, États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, Allemagne, Japon et Italie), auxquels se sont joints le président en exercice du Conseil européen, le Premier ministre grec et le président de la Commission européenne. 2. Égypte, Algérie, Nigeria, Afrique du Sud, Sénégal, Mexique, Suisse, Brésil, Chine, Arabie saoudite, Malaisie, Inde.

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