Peur sur la ville

Traumatisée par les derniers massacres, la population de Bunia, la capitale de l’Ituri, attend avec impatience la force multinationale. Récit.

Publié le 10 juin 2003 Lecture : 6 minutes.

L’arrivée des soldats tricolores va soulager les habitants de Bunia. Terrorisés, ils se terrent chez eux, redoutant de nouveaux pillages et des viols, devenus monnaie courante. Beaucoup s’entassent toujours dans les camps installés à la hâte dans les deux périmètres sécurisés par les Casques bleus de la Mission des Nations unies au Congo (Monuc). « Chaque jour qui passe est un jour de plus sans manger, se lamente Patrice, un policier congolais qui a trouvé refuge dans le camp du quartier général de la Monuc. Je ne comprends pas pourquoi les Français mettent si longtemps à venir. En Côte d’Ivoire, ils sont intervenus immédiatement. En Algérie, ils ont mis moins de quarante-huit heures à secourir les victimes du tremblement de terre. Et où sont les Belges ? Qui se soucie encore des Congolais ? » Comme la plupart des « locataires » du camp, Patrice n’est ni hema ni lendu. C’est un « venant », un natif d’une autre région de l’ex-Zaïre. Lui et ses camarades d’infortune sont extérieurs au conflit ethnique qui oppose les Hemas et les Lendus, mais n’en sont pas moins piégés par sa logique épurationniste. Ils ont reçu des menaces. « L’UPC ne voit pas d’un bon oeil la présence de ceux qui symbolisaient l’autorité à Bunia avant le début des troubles », explique Sonia Bakar, responsable des droits de l’homme de la Monuc. Patrice et ses collègues passent leurs journées assis en cercle à fumer des mauvaises cigarettes et à deviser sur leur malheur, à l’ombre du blindé blanc des Uruguayens qui montent la garde à l’intérieur du camp. Craignant pour leur vie et pour celle de leurs familles, ils ne veulent pas entendre parler d’évacuation tant que les soldats de la mission Artémis n’auront pas sécurisé la ville. Trois anciens de la police congolaise ont été assassinés par des miliciens hemas depuis la prise de la ville, le 12 mai.
Les réfugiés comptent et recomptent les jours qui les séparent du déploiement des soldats européens. Sans cesse différée, l’arrivée des premiers éléments précurseurs ne devrait pas se faire avant le 6 ou le 7 juin. Cette intervention si loin des bases, décidée dans l’urgence, est un cauchemar logistique. Les pistes défoncées de l’aéroport provincial ne peuvent recevoir que des moyen-porteurs militaires, type Transall ou des C-130. Tout doit donc être acheminé d’abord sur Entebbe, en Ouganda, avant d’être réexpédié sur Bunia via un délicat pont aérien. Quand ils fouleront enfin le sol congolais, les militaires du Vieux Continent croiseront peut-être du regard ces centaines d’improbables passagers, qui campent avec leurs familles dans le hall de l’aéroport. Ils veulent partir, n’importe où pourvu que ce soit le plus loin possible de Bunia et de l’Ituri. Les départs se font au compte-gouttes, les rares avions de location se posant encore sur les pistes exigent entre 50 et 65 dollars par passager, une somme faramineuse pour des gens qui ont tout perdu dans les pillages.
La chute de Bunia, le 12 mai, a été précédée d’une semaine de massacres. Près de 500 morts dénombrés, dont une écrasante majorité de civils. Jamais, jusque-là, les 300 000 habitants de la ville n’avaient été aussi directement confrontés aux horreurs de la guerre. Ravageant l’intérieur de la province, les combats avaient relativement épargné Bunia. Aujourd’hui, c’est un champ de ruines, les maisons et les boutiques ont été pillées de fond en comble. La population a diminué de moitié. Les commerces n’ont pas rouvert. Seuls quelques vendeurs à la sauvette se risquent à proposer des légumes, des paquets de charbon de bois et quelques cigarettes aux rares piétons. Les véhicules en état de rouler ont été « réquisitionnés » par les miliciens de l’UPC, qui paradent dans les rues boueuses et défoncées de Bunia. Il n’y a guère que Muzipela, le populeux fief hema situé non loin du QG de Thomas Lubanga, qui offre un aspect de relative normalité. Depuis quelques jours, un calme précaire règne sur la ville, vidée de ses Lendus. Impossible de savoir vraiment comment évolue la situation dans l’arrière-pays. Seule certitude : la guerre fait rage. Le 31 mai, les miliciens lendus ont fêté à leur manière le vote de la résolution 1484, en lançant une violente attaque contre Tchomia, une localité hema proche de Bunia contrôlée par le chef Kahawa. À Kampala, on indique que le raid aurait fait 352 morts, essentiellement civils.
Le lendemain, alors que la nouvelle de ce dernier carnage n’était pas encore parvenue aux oreilles des habitants de Bunia, il y avait foule à l’église de Nyakasanza. Plusieurs centaines de fidèles étaient venus assister à la célébration de la messe dominicale par Mgr Dieudonné Uringi, le vicaire général. Sa paroisse a payé un lourd tribut à la guerre. Le 10 mai, une centaine de Lendus du Sud, des Ngitis originaires du village de Nzombé, l’ont attaquée pour exterminer les Hemas réfugiés dans une annexe. Les réfugiés lendus ont été épargnés, mais 16 réfugiés hemas ont été exterminés. André, directeur de l’école de garçons, ne doit la vie sauve qu’au fait d’avoir pu se cacher, avec son fils et huit autres Hemas, dans un faux plafond du bâtiment. Deux prêtres hemas, le curé François-Xavier, et le vicaire Georges-Aimé, ont été abattus. Avant de se faire tuer, le vicaire a pu téléphoner pour donner l’alerte. Immédiatement averti, Mgr Uringi s’est précipité au QG de la Monuc quérir de l’aide. « Je suis arrivé à la Monuc à 10 h 30. La tuerie venait de commencer. C’était une attaque générale, elle visait tout le quartier. Mais il a fallu que j’attende jusqu’à 17 h 30 avant d’obtenir l’envoi d’un détachement de deux blindés et de quelques hommes pour me rendre sur les lieux du massacre. Il y avait encore des combattants, qui finissaient de piller. Ils étaient très énervés de voir les Mouzoungu (les « Blancs »), et ils ont dit qu’ils leur tireraient dessus s’ils ne partaient pas. J’ai préféré faire partir les gens de la Monuc, leur présence était devenue inutile, tout le monde avait été tué. Comme je suis alur, ils n’en avaient pas après moi personnellement, j’ai pu parlementer et les faire quitter la paroisse vers 20 h 30. » Autour de la fosse commune et des deux tombes fleuries des prêtres martyrisés, on entend des femmes pleurer des amis ou des proches. Elles ont survécu au carnage et sont maintenant au camp de l’aéroport.
Beaucoup d’habitants de la ville, les Alurs ou les Biras, par exemple, ne sont ni des Hemas, ni des Lendus, ni des « venants ». Même s’ils n’ont pas a priori à redouter de quelconques représailles, ils vivent dans la peur d’une mauvaise rencontre ou d’une visite nocturne. La nuit, les miliciens de l’UPC se transforment en pillards. Ils forcent la porte des maisons, brutalisent ou tuent ceux qui leur résistent, et emportent ce qu’ils trouvent. Souvent, les femmes et les jeunes filles sont violées, du moins par ceux qui le peuvent. Car la plupart des combattants hemas sont en fait des enfants-soldats. Ces kadogos endoctrinés et drogués font la guerre et tuent sans états d’âme. De précieuses recrues, obéissantes et dévouées, qui ne demandent même pas à être payées, du moment qu’on ne leur enlève pas leurs jouets, ces fusils-mitrailleurs arborés avec un mélange de maladresse et d’arrogance. Les plus jeunes n’ont pas 10 ans, les plus vieux à peine 15. « Je ne sais pas exactement leur âge, mais ils sont tous responsables et en âge de combattre, tient à nous rassurer Jean de Dieu Tinanzabo, le numéro deux de l’UPC. »
Plus avisé, Thomas Lubanga, son patron, sait que l’utilisation d’enfants de moins de 15 ans constitue un crime de guerre. Il ne nie pas l’évidence de leur existence, mais jure qu’ils ne sont pas si nombreux et qu’il va très bientôt les démobiliser : « Ces gamins ont été formés par les Ougandais, nous n’avons fait que les récupérer, et il faut de l’argent pour les réinsérer. » Lubanga est un politique qui a soif de reconnaissance. Il cherche à s’imposer en interlocuteur privilégié des Français. Pour paraître plus respectable, il va faire place nette et cantonner un maximum de ses kadogos dans des casernes. Au moment de quitter Bunia, je regarde aux carrefours stratégiques et le long de la route qui mène à l’aéroport. À part un ou deux gamins armés d’un kalachnikov, je ne vois plus trace de ces enfants-soldats omniprésents le jour de mon arrivée. J’aperçois quelques adultes qui patrouillent l’arme au poing à bonne distance de la population. La ficelle est un peu grosse. Rentré à Paris au terme d’un voyage éprouvant, j’apprends, en lisant le compte-rendu d’un ami resté sur place, qu’une femme a encore été violée, à Bunia, le soir de mon départ…

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