Le sentiment des peuples

Publié le 12 juin 2003 Lecture : 4 minutes.

Personne parmi ses pairs, qu’il considère comme ses vassaux, n’a osé dire au président des États-Unis que sa désinvolture à l’égard du G8 et de son pays hôte, la France, ressemble à de la mauvaise éducation et coûte cher à son pays. Qui ose dire au lion qu’il a mauvaise haleine ?
Quitter ce Sommet, qui se réunissait cette année à Évian, au bout de quelques heures, avant même que les discussions sérieuses ne commencent (alors qu’il doit l’accueillir et le présider l’année prochaine !), est une humiliation infligée à la vingtaine de chefs d’État qui s’étaient déplacés pour y participer. Aucun d’entre eux n’a douté un instant que l’offense était délibérée : qui peut croire que ses rendez-vous de Charm el-Cheikh et d’Aqaba ne pouvaient être reportés de douze ou vingt-quatre heures ?
Lisez notre document pp. 11-15 et vous réaliserez combien cet homme et ceux dont il s’entoure, la politique qu’ils mènent et la manière dont ils se comportent envers nous tous coûtent cher à leur pays.
Commentant les conclusions de l’enquête, objet de notre document, le quotidien britannique Financial Times écrit : « Les sondages d’opinion ne doivent, certes, pas déterminer les politiques des gouvernements, mais ils montrent où et quand l’action d’un gouvernement est contre-productive. Dans le cas des États-Unis, les sondages indiquent que l’administration Bush est ressentie comme unilatéraliste et de main lourde. »
Quant à l’américain New York Times, il est amer : « L’administration Bush a gaspillé la sympathie et le soutien dont les États-Unis ont bénéficié après les attentats du 11 septembre. Le sondage montre une dégradation prononcée de la réputation de l’Amérique dans le monde musulman, et une perception de plus en plus marquée des États-Unis comme une menace pour l’Islam.
Lorsqu’une politique étrangère destinée à bâtir une coalition universelle contre le terrorisme et à promouvoir la démocratie a finalement pour résultat de liguer autant de monde contre son promoteur, il y a manifestement quelque chose qui ne tourne pas rond…
Le gouvernement des États-Unis, et tous les Américains, doivent réfléchir à l’énorme pouvoir dont ils disposent et aux obligations qui en découlent. Parmi ces obligations, celles de prêter l’oreille aux autres quand ils ne sont pas d’accord, de comprendre les peurs engendrées par la puissance américaine et d’agir dans l’arène mondiale avec attention, retenue et humilité. »
La situation est, à mon avis, beaucoup plus sérieuse encore que ne l’écrivent nos estimés confrères. Dans le monde arabo-musulman, en tout cas.
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Hors du monde arabe, on sous-estime le retentissement du discours de Ben Laden parce qu’on méconnaît la révulsion et le mépris qu’ont les peuples du Moyen-Orient pour leurs gouvernants, qu’ils jugent (comme le fait Ben Laden) veules et corrompus, agents (parfois stipendiés) de l’Amérique, qui paraît comme leur protecteur, la source principale de leur pouvoir.
Et ce que ces peuples ont vu au début de ce mois à Charm el-Cheikh et à Aqaba ne fait que les confirmer dans ce sentiment.
Ils ont vu ceux de leurs chefs d’État qu’a convoqués Bush entourer, avec déférence, empressement et servilité, l’homme dont les troupes ont envahi, et occupent, un grand et fier pays arabe (qui se trouve être, comme par hasard, très riche en pétrole).
Ils les ont entendus se faire ses complices – et ceux de Sharon – pour, au risque d’une guerre civile interpalestinienne, arrêter l’Intifada contre un plat de lentilles : le démantèlement de quelques « colonies sauvages » et la promesse vague d’un semblant d’État palestinien dont les frontières ne seront pas celles de 1967 que ces dirigeants font semblant de continuer à réclamer.
Ces dirigeants ne peuvent ignorer que George W. Bush, pris en main par un puissant entourage truffé d’inconditionnels de l’actuel pouvoir israélien de droite, paye les Arabes avec des promesses qu’il n’a ni la capacité ni la volonté de tenir. Cela étant, pourquoi ont-ils accepté la mise à l’écart, par ce même Bush, des trois autres membres du Quartet : Europe, ONU, Russie ?
Comment peuvent-ils ne pas voir que la rencontre d’Aqaba (du 4 juin 2003) n’est qu’une mauvaise caricature de celle du 13 septembre 1993 à la Maison Blanche ? Il suffit de regarder les photos : qui peut penser qu’avec Bush et Sharon comme protagonistes les Palestiniens ont une chance de parvenir à l’évacuation de leur pays occupé et à une paix juste ?
Aux yeux de ces peuples, leurs dirigeants sont des marionnettes qui se pavanent sur la scène diplomatique sans stratégie ni volonté propre : la preuve vivante que le discours de Ben Laden est fondé.
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Dupes, inconscients ou jouant un rôle dont ils n’ont pas la capacité, six chefs d’État ou de gouvernement arabes présents à Charm el-Cheikh et à Aqaba ont avalisé l’occupation de l’Irak par les États-Unis et une « feuille de route » qui donnera aux Palestiniens et aux Israéliens, dans l’immédiat, le bénéfice d’une trêve de la violence et de la répression, mais qui n’a aucune chance d’être sérieusement appliquée par Ariel Sharon, même s’il changeait de gouvernement.
Ce faisant, ils se sont éloignés davantage encore, si cela est possible, de leurs peuples et, bientôt, ne pourront même plus servir ceux qui les ont conduits à cette extrémité.

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