« Gazelle Théorie » : un manifeste féministe pour « libérer la parole en arabe »

Quinze ans après la parution de « King Kong Théorie » de Virginie Despentes, l’auteure franco-tunisienne Inès Orchani livre son propre manifeste féministe, résolument tourné vers l’Afrique. Entretien.

Manifestantes féministes lors de la célébration de la Journée nationale de la femme  à Tunis, le 13 août 2018. © CHEDLY BEN IBRAHIM/AFP

Manifestantes féministes lors de la célébration de la Journée nationale de la femme à Tunis, le 13 août 2018. © CHEDLY BEN IBRAHIM/AFP

Publié le 25 septembre 2021 Lecture : 5 minutes.

« De l’insulte “nègre” Césaire a fait la “négritude”. Du “gazellage” je m’apprête à faire Gazelle Théorie », annonce d’emblée Inès Orchani. Dans un essai où l’arabe se mêle au français, cette romancière, poétesse et traductrice franco-tunisienne déconstruit méticuleusement la métaphore qui compare depuis des siècles la femme à l’animal des steppes pour nourrir un imaginaire sexuel.

De Tunis, où elle est née en 1976, à Paris, où elle est venue étudier à l’âge de 18 ans et où elle enseigne la littérature comparée à la Sorbonne Nouvelle, elle observe les croyances et les injonctions qui pèsent sur les femmes – mais aussi sur les hommes. Un manifeste pour une société non-genrée, émancipée des rapports de force.

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Dans un style parfois lyrique et toujours libérateur, sur un registre aussi intime qu’universel, Inès Orchani lève les tabous qui entourent la maternité, les mutilations génitales, les règles ou encore la nuit de noces. Donnant matière à réfléchir, et l’élan pour s’affranchir. Rencontre au cimetière parisien du Montparnasse, au pied de la tombe de Simone de Beauvoir, non loin de celles de Marguerite Duras et de la philosophe Sarah Kofman, avec celle qui s’est donné pour mission, il y a vingt ans, de traduire en français leurs consœurs arabes, May Ziadé et Nawal Saawadi.

Jeune Afrique : Le titre de votre livre fait référence à King Kong Théorie de l’écrivaine française Virginie Despentes. À son sujet, et au sujet de Bourdieu, vous dites que vous écrivez « à partir d’eux, mais non loin ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Inès Orchani : J’ai un problème avec la notion de filiation, même en littérature. Je préfère l’idée d’auteurs qui seraient comme des îles qui communiqueraient entre elles. Et j’ai énormément de respect pour Virginie Despentes, je ne suis pas sûre qu’elle voudrait qu’on la considère comme la mère d’un nouveau féminisme. Je pense aussi que Bourdieu se voyait plus comme un éclaireur que comme un père spirituel ayant des disciples.

C’est comme si, à la ménopause, les femmes acquéraient une puissance qui était jusque-là celle des hommes

Quelles sont les féministes africaines qui vous ont inspirée ?

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L’une des premières que j’ai rencontrée est Mariama Bâ, quand j’avais une quinzaine d’années. Elle m’a emmenée vers d’autres féministes masculins, et notamment, au moment où je quittais la Tunisie pour la France, vers Cheikh Hamidou Kane, qui repense le rapport entre identité, genre et religion dans L’Aventure ambiguë. Je suis encore à ce croisement vingt-cinq ans plus tard. Est-on femme de la même façon dans les différentes cultures ?

Quels troubles naissent dans le genre quand on en a deux ? Et quand j’ai enfin lu des féministes femmes arabophones, dont May Ziadé et Nawal Saadawi, cela a été une expérience de perfection : tout d’un coup, cette langue arabe qui était pour moi celle de la religion, et donc celle des hommes, disait la liberté, et celle-ci était dite par des femmes. La langue était manipulée comme je ne l’avais jamais entendue.

L’auteure Inès Orchani, le 2 septembre 2021, au cimetière du Montparnasse, à Paris © Sydonie Ghayeb pour JA

L’auteure Inès Orchani, le 2 septembre 2021, au cimetière du Montparnasse, à Paris © Sydonie Ghayeb pour JA

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Vous avez observé qu’à Paris, les femmes se désespèrent d’avoir 50 ans, mais qu’à Tunis, on s’en réjouit. Pourquoi cette différence ?

À la ménopause, les femmes tunisiennes sont débarrassées d’un certain nombre d’injonctions : « sois belle, maquille-toi, procrée ». C’est comme si elles envoyaient balader tout ça, soit parce qu’elles ont rempli une partie du contrat social, elles ont eu des enfants, soit elles ne l’ont pas rempli mais elles ne sont plus en âge de le faire. C’est comme si elles acquéraient une puissance qui était jusque-là celle des hommes. Nawal Saadawi dit même qu’à partir de ce moment-là, elle s’est vue l’égale absolue des hommes. Elle a pu par exemple manifester place Tahrir, en Égypte, sans avoir peur des hommes, parce qu’elle n’était plus un objet féminin.

Dans ce livre, vous remettez en question beaucoup de tabous qui entourent les règles, les mutilations génitales, la nuit de noces ou encore l’accouchement. Est-ce plus stigmatisant d’en parler en Afrique et dans le monde arabe qu’ailleurs ?

Je ne crois pas, j’ai même l’impression qu’un féminisme-monde émerge depuis deux ou trois ans. Que les féminismes communiquent. Ce qui a été plus difficile, c’est de parler de ces sujets en arabe, d’aller chercher les mots pour dire « vulve », « clitoris ». Ils existent mais ils sont souvent imagés. Et ils ne s’écrivent pas, ils se chuchotent…  Le défi était de pouvoir parler aussi librement en français et en arabe. Je ne voulais pas libérer ma parole que dans une seule langue.

Toute prise de pouvoir qui n’est pas discutée, régulièrement remise en question, me paraît dangereuse

Ce féminisme-monde n’est-il pas compromis par les oppositions entre différents courants, qui semblent parfois irréconciliables ?

J’ai été marquée par une manifestation des Femen à Tunis. Les féministes tunisiennes focalisaient sur leurs seins nus, disaient : « C’est une honte ». Je me suis interrogée : « Comment des femmes si libres peuvent se concentrer sur cet aspect ? » Et par ailleurs, il m’a semblé que parfois quand une femme voilée prend la parole en France, on ne voit que son voile et elle devient inaudible. Pour l’instant, je ne cherche pas à réconcilier ces deux féminismes mais je voudrais qu’ils comprennent pourquoi ils n’arrivent pas à dialoguer. Si l’on doit être en désaccord, il faut au moins savoir pourquoi, pour qu’il n’y ait pas de malentendus.

Vous écrivez : « nous, femmes arabes, symbolisons tous les opprimés au nom du patriarcat ». C’est-à-dire, plus que les autres femmes ?

En réalité, j’écris cela simplement d’où je parle. Je pense que Simone de Beauvoir, petite bourgeoise du XIVe arrondissement de Paris, a aussi eu des souffrances. Mais parfois je m’exprime de façon plus lyrique, plus spontanée. Je crois que j’ai voulu me donner du courage. Qui suis-je pour parler au nom de ces femmes-là ? J’ai alors pensé à Césaire, il n’était pas né en Afrique et pourtant il a parlé de négritude, il s’est approprié une expérience du monde qu’il a chanté dans Cahier d’un retour au pays natal et je me suis dit que j’allais me mettre dans cette énergie et me donner le droit de me dire que je représente les femmes arabes.

Pour vous, le patriarcat est une convention. Il serait arrivé « par accident ». Est-ce que le pouvoir aurait pu échoir dans les mains des femmes ?

Oui, d’ailleurs des cultures matriarcales ont sans doute déjà existé dans l’histoire. Selon les archéologues, les premières déesses étaient féminines et il y avait un culte de l’utérus dans les grottes préhistoriques. Mais toute prise de pouvoir qui n’est pas discutée, régulièrement remise en question, me paraît dangereuse. Ce que j’essaye de faire avec Gazelle Théorie, ce n’est pas de renverser le patriarcat pour installer un matriarcat. Je suis pour une neutralisation des rapports de force, je ne veux plus que l’un ait de l’emprise sur l’autre. Tout le monde y gagnerait, y compris les patriarches.

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