L’axe du Mensonge
Les armes de destruction massive de Saddam ? Une grossière affabulation qui pourrait virer au scandale.
Une parlementaire américaine s’indigne de ce qu’elle appelle le « canular du siècle ». Et certains journaux, qui se font peut-être des illusions, annoncent un « scandale pire que celui du Watergate ». En tout cas, les dizaines de milliers de militaires anglo-américains présents en Irak ont dû se rendre à l’évidence : Saddam Hussein ne possédait pas – ou plus – d’armes de destruction massive (ADM). Deux camions militaires qui pourraient avoir servi de laboratoires mobiles pour la fabrication d’armes biologiques ont bien été découverts dans le nord du pays, mais comme ils avaient été préalablement nettoyés au chlore, il faut toute la candeur, ou toute la mauvaise foi, de George W. Bush et de Condoleezza Rice, sa conseillère pour les questions de sécurité, pour y voir une preuve de quoi que ce soit. Comme l’écrit sur son site Internet un groupe de vétérans de la CIA et du département d’État : « De deux choses l’une : soit ces armes n’existent tout simplement pas, soit elles existent en quantité insuffisante pour constituer une menace. »
Pourtant, à en croire les responsables anglo-saxons, avant le déclenchement des hostilités, le raïs irakien disposait d’un arsenal terrifiant susceptible d’être « déployé en quarante-cinq minutes » (Tony Blair dixit) et capable de frapper jusqu’aux lointains États-Unis. Il fallait donc « tirer avant qu’il ne nous tire dessus ». Du côté du Pentagone, on appelle ça la « guerre préventive ». Pendant les combats, beaucoup était convaincus, ou faisaient semblant, de l’existence d’une « ligne rouge » virtuellement tracée par l’ennemi autour de Bagdad : l’apocalypse était promise aux téméraires qui se risqueraient à la franchir. Rétrospectivement, les malheureux GIs qu’on a vu crapahuter dans le désert, par 50 °C à l’ombre, engoncés dans de lourdes combinaisons de protection NBC (nucléaire, biologique, chimique), doivent trouver la plaisanterie un peu saumâtre !
« Pourquoi l’Irak n’a-t-il pas fait usage de ses ADM ? » a-t-on demandé à Donald Rumsfeld, au cours d’une conférence de presse, le 27 mai. Réponse embarrassée du secrétaire à la Défense : « Nous ne savons pas ce qui s’est passé […]. Il est possible que Saddam Hussein ait décidé de les détruire avant le début du conflit. » Beaucoup ont jugé l’hypothèse ridicule. À tort. Il n’est nullement exclu que les Irakiens aient procédé à la destruction de leurs (maigres) stocks en novembre 2002, au moment du vote par le Conseil de sécurité de l’ONU de la résolution 1441. Dans ce cas, l’excuse serait pire que la faute : ce serait la confirmation de la justesse de la position du « camp de la paix » et la preuve de l’efficacité de la mission onusienne de désarmement. Quant à Paul Wolfowitz, l’adjoint de Rumsfeld, il se montre, dans une longue interview au magazine Vanity Fair, plus cynique encore : selon lui, toute cette affaire n’a été qu’un « prétexte bureaucratique » pour justifier le renversement de la dictature baasiste.
Sur le coup, le mensonge a indiscutablement contribué à désamorcer le mouvement antiguerre qui s’esquissait aux États-Unis et, surtout, en Grande-Bretagne. Mais gare au retour de manivelle ! Peu à peu, les informations commencent à filtrer dans la presse anglo-saxonne. Elles permettent de reconstituer, au moins en partie, le déroulement des opérations. Il apparaît d’abord que la décision d’envahir l’Irak a été prise très tôt, sans doute dès le mois d’août 2002, bien avant donc que les États-Unis ne choisissent, pour des raisons tactiques, de solliciter le feu vert des Nations unies. C’est en tout cas la thèse défendue par Clare Short, l’ancienne ministre britannique du Développement international, qui, s’estimant « dupée » par Blair et ses collaborateurs, a démissionné le 12 mai.
Le 5 février, le secrétaire d’État Colin Powell est chargé de fournir au Conseil de sécurité les preuves que Saddam Hussein détient des ADM et travaille main dans la main avec Oussama Ben Laden. Les « preuves » en question sont, pour la plupart, tirées par les cheveux et ne convainquent que ceux qui veulent l’être. On sait aujourd’hui que, dans les jours précédents, Powell a réuni un groupe de spécialistes à Langley, au siège de la CIA. Pendant soixante-douze heures, presque sans interruption, ce brillant aréopage a passé au crible le dossier d’une cinquantaine de pages transmis au secrétariat d’État par les services du vice-président Dick Cheney. Selon le quotidien US News and World Report, Powell était fou de rage. Il a jeté en l’air plusieurs feuillets en rugissant : « Je ne vais pas lire ça, c’est de la foutaise ! » À l’évidence, la majorité des informations provenait d’Ahmed Chalabi et de ses douteux amis du Congrès national irakien (CNI), un mouvement d’opposition en exil financé par la CIA que Rumsfeld et Wolfowitz rêvent d’installer au pouvoir à Bagdad. Finalement, après élimination des informations non recoupées, le document a été ramené à 18 pages. Mais le secrétaire d’État n’a pu aller plus loin : il est très isolé au sein de l’administration et soumis à une énorme pression de la part des faucons. À New York, avant son intervention onusienne, il a rencontré Jack Straw, son collègue britannique (ce que conteste aujourd’hui le Foreign Office). Les deux hommes n’ont pas fait mystère de leur scepticisme. Quatre mois après, cela n’empêche pas Tony Blair de se déclarer « sûr à 100 % » de la présence d’ADM en Irak.
En réalité, il semble bien que le manipulateur en chef ne soit pas Cheney, mais l’inévitable Wolfowitz et le Bureau des plans spéciaux qu’il a créé, en septembre 2001, au sein du Pentagone. Cet organisme, dont l’existence a été révélée par Seymour Hersh dans The New Yorker du 7 avril, est dirigé par un certain Abraham Shulsky. Il a pour mission essentielle d’analyser les rapports transmis par les services de renseignements et d’en faire la synthèse à l’intention du gouvernement. « Ces rapports étaient-ils indigents, ont-ils été exagérés, mal interprétés ou carrément manipulés ? » s’interroge The Financial Times. Connaissant Wolfowitz, poser la question, c’est presque y répondre.
Des deux côtés de l’Atlantique, les services de renseignements (et les militaires), qui n’ont aucune envie de porter le chapeau, dénoncent « la politisation » qui a été faite de leurs informations. À la CIA, trois plaintes internes ont été déposées auprès du médiateur. La commission du renseignement de la Chambre des représentants a écrit à George Tenet, le directeur de la centrale, pour s’enquérir de « l’exactitude, la validité et l’impartialité » des renseignements fournis à l’administration, et une commission d’enquête parlementaire a été constituée. Sur quoi tout cela peut-il déboucher ? Un ancien de la CIA interrogé par le Journal du dimanche se montre dubitatif : « Aucun analyste de la centrale n’a démissionné, malgré les pressions, c’est incroyable. […] Il ne se passera rien, vous verrez. Il y aura consensus pour classer tout cela. » Ce qui est malheureusement vraisemblable.
En revanche, la situation pourrait vite devenir très compliquée pour Blair, que Charles Kennedy, le chef de file de l’opposition libérale-démocrate, juge « au bord de la rupture ». Personne ne doute plus que les informations transmises par le MI5 et le MI6 ont été manipulées par le cabinet du Premier ministre de manière à les rendre « plus sexy ». Entendez : plus alarmistes. Les conservateurs, pourtant favorables à la guerre en Irak, dénoncent « une affaire très sérieuse qui touche à l’intégrité du gouvernement ». Approuvé par 73 députés (dont 50 travaillistes), Robin Cook, l’ancien ministre (démissionnaire) des Relations avec le Parlement, demande la création d’une commission d’enquête indépendante. Blair s’y oppose farouchement. Deux commissions vont bien être constituées, mais elles n’auront de comptes à rendre qu’au 10, Downing Street. En attendant, le gouvernement s’efforce de temporiser. Blair réclame « un peu de patience » et Straw jure ses grands dieux que des preuves « accablantes » de la culpabilité irakienne seront apportées « dans les semaines et les mois à venir ». Partie serrée en perspective.
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