Hanna la haine

L’écrivain sud-africain André Brink renoue avec le bruit et la fureur de ses premiers textes. Pour raconter un des épisodes les plus noirs de la colonisation européenne en Afrique.

Publié le 10 juin 2003 Lecture : 6 minutes.

Hanna n’a pas de nom. Et pour cause : Hanna est morte plusieurs fois. C’est donc l’histoire d’Hanna X que nous raconte l’écrivain sudafricain André Brink dans son nouveau roman, Au-delà du silence. Derrière ce X dissimulateur, le lecteur distinguera tour à tour une femme brutalisée par une société rigoriste, des populations accablées par la violence coloniale et une Afrique à l’exotisme teinté de sang. Hanna est le symbole de toutes les oppressions et, en suivant sa trace, Brink retrouve le réalisme militant, parfois didactique, de ses premiers romans.
Tout commence en Allemagne. Hanna ne naît pas entourée de l’amour d’une famille : elle est abandonnée et recueillie à l’orphelinat des Petits-Enfants-de-Jésus. Havre de paix et de charité ? Certainement pas. « On bat constamment les enfants aux Petits-Enfants-de-Jésus parce que c’est un établissement chrétien où le mal est défendu. » Le mal, pour les soeurs qui dirigent l’établissement, c’est s’inventer des amies imaginaires dénommées Trixie, Spixie et Finny, c’est vivre son corps avec naturel ou écouter en cachette l’organiste répéter des morceaux de Jean-Sébastien Bach. Que le pasteur Ulrich la fasse déshabiller et lui pince les lèvres du sexe, qu’il s’efforce « de découvrir par lui même (il le peut, avec sa main bien grasse) si elle est retombée dans le péché », ce n’est pas mal puisque ce n’est même pas possible : un émissaire de Dieu a toujours le coeur pur.
Dès le début, la destinée d’Hanna est dictée par la violence et le rejet. Laide, mais parée de beaux cheveux, elle ne peut qu’essayer de fuir, en suivant du regard le fleuve qui se déroule vers la mer, en écoutant les vagues qui mugissent au creux d’un petit coquillage. Vaines tentatives. La réalité est une litanie de brimades, de vexations, d’humiliations. Placée dans des familles d’accueil, Hanna sert d’esclave à des bourgeoises sadiques qui tarifent à l’excès les menues erreurs de service, quand leurs maris paient honteusement désirs de voyeurs, caresses rapides et fellations à la sauvette. De temps en temps, un rayon de lumière se faufile entre les nuages : une institutrice ouvre son coeur et offre des livres, un joueur d’échecs la choisit pour adversaire, un musicien partage avec elle son ambition d’inventer l’instrument parfait… Mais ces éclaircies sont de courte durée, la violence et la haine s’acoquinent pour chasser Hanna des territoires paisibles où elle pourrait trouver le calme. Après être morte une première fois sur le seuil de l’orphelinat, après les fugues ratées, Hanna ne distingue plus qu’une solution : mourir une seconde fois. Hélas ! ici aussi l’échec est au rendez-vous. Les pilules ne suffisent pas pour venir à bout de son corps. Ce qui l’attend sera pire.
Hanna rêve des palmiers d’Afrique. Elle embarque, avec d’autres femmes, à bord du Hans-Woerman, qui appareille depuis Hambourg pour rejoindre la Namibie, alors sous occupation allemande. Les femmes-rebuts, comme elle, sont expédiées par l’administration coloniale afin de remplir une fonction bien précise : servir d’épouses aux colons. C’est-à-dire tour à tour d’objets sexuels et de domestiques. Brink n’invente pas cet épisode, il le puise dans l’Histoire.
Sur le bateau, Hanna mourra encore une fois. Le temps d’une nuit, elle découvre le bonheur et la jouissance dans les bras d’une jeune veuve, Lotte. Prise de force par un officier, cette dernière se suicide et son corps est livré aux vagues de l’Atlantique. Dans la confusion, l’administration enregistre la mort d’Hanna X. Malgré ses dénégations, elle ne retrouvera jamais son patronyme amputé : elle est désormais Lotte Mehring, éphémère maîtresse aux doigts habiles.
L’Afrique qu’elle découvre en débarquant à Swakopmund n’est pas le paradis solaire dont elle pouvait rêver. L’auteur d’Une saison blanche et sèche décrit un continent où les colonisateurs blancs ne s’imposent aucune limite. Hanna X est blanche : peu importe. Victime désignée, elle est tout à la fois les populations opprimées, noires ou blanches, et la cohorte des femmes tenues pour quantité négligeable.
Dans le train qui conduit les futures épouses vers les colons frustrés de chair, Hanna rencontre encore la mort en la personne de Herr Hauptmann Heinrich Böhlke, dont la devise est : « Quand je baise une femme, elle reste baisée à vie » (on pourrait remplacer « une femme » par « l’Afrique »). Hanna commet l’erreur de mordre au sang le membre que l’officier la contraint à sucer. En représailles, elle est violée par plusieurs hommes, son visage massacré, son sexe et ses tétons mutilés. À l’arrivée du train, aucun fermier ne voudra de cette femme sans visage, obligée de se dérober à la vue de tous sous un kappie (« bonnet »).
Rebut des rebuts, Hanna n’a d’autre solution que d’accepter la réclusion dans le couvent séculaire de Frauenstein, au milieu du désert. Couvent qui sert aussi de bordel aux troupes de militaires las de massacrer les Hereros, les Ovambos, les Damaras ou les Namas. Sachant trop bien ce qui l’attend derrière les murs d’une telle bâtisse, Hanna se laisse tomber de la charrette qui la transporte. Dans le désert, elle est recueillie, soignée et sauvée par une tribu nama. Elle apprend leurs chants et leurs légendes ; ils lui enseignent comment vivre dans le désert. Une fois rétablie, Anna retrouve Frauenstein et son cortège d’horreurs : massacre des Namas, concupiscence des militaires, raideur ascétique des soeurs…
Un jour pourtant, Hanna X se réveille. Une fièvre bouillonnante monte dans ses veines quand elle devine qu’une jeune pensionnaire, Katja, est sur le point de subir le même sort qu’elle. Cette fièvre a un nom : la haine. Alors Hanna va tuer, de ses propres mains, avec la froideur d’une être mort depuis longtemps. Comme si haïr pouvait lui permettre de se reconstruire. À l’image – mi-réelle, mi-imaginaire – d’une Jeanne d’Arc, Hanna monte une armée d’éclopés contre l’occupant allemand. Destination : Windhoek, où Hanna a un compte à régler avec un certain Herr Hauptmann… Avec elle, « Kahapa le puissant, qui ne craignait personne et l’a tenue dans ses bras et qui, plus tard, a été dépecé vivant ; Himba, le guerrier blessé, qui, prenant d’assaut, tout seul, un fortin, a attiré le feu sur lui ; Kamma, qui dispensait la vie et la mort avec ses potions ; le singe triste T’kamkhab et son épouse qui bouillait intérieurement, jouets de l’armée d’occupation ; Tookwi, qui a fait venir la pluie quand ils en ont eu besoin, pluie-vache miséricordieuse, suivie par la furie d’une pluie-taureau ; la femme de la Mort, Koo, qui ne trouva jamais les ossements de son enfant et ne laissa même pas les siens derrière elle ; et Gisela au profil crochu, les yeux éteints, se repaissant brièvement de violence, avant que celle-ci ne la dépasse ». On l’aura compris, cette armée de va-nu-pieds court vers la mort, malgré d’éphémères et sanglantes victoires. C’est à deux qu’Hanna et Katja atteindront Windhoek, c’est seule qu’Hanna remportera une ultime victoire sur son bourreau et sur la haine.
André Brink avait 25 ans, en 1960, quand il décida de s’engager contre le racisme et les valeurs religieuses et morales des Afrikaners. Il était alors étudiant à Paris, et sa prise de conscience eut lieu sur un banc du jardin du Luxembourg, peu après le massacre de Sharpeville, où la police sud-africaine tira sur des manifestants pacifiques. Son livre Au plus noir de la nuit (1974) fut interdit pour pornographie et il dut le traduire lui-même en anglais pour accéder à une audience internationale. Depuis, les romans se succèdent, et l’écriture est toujours mise au service d’une cause. L’Afrique d’Au-delà du silence est un décor où les colons transportent leurs inconséquences, leurs frustrations et leurs pires bassesses. Personne n’en sortira indemne.

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