George, Oussama, Jacques et les autres

Publié le 12 juin 2003 Lecture : 4 minutes.

«Les opinions américaine et européennes sentent que les liens qui ont soudé les deux rives de l’Atlantique depuis cinquante ans se fragilisent. Et c’est grave. » En commentant ainsi le sondage conduit par l’Institut qu’elle préside, Madeleine K. Albright n’a souligné qu’une de ses nombreuses conclusions, car c’est un monde fracturé qui en surgit. La guerre américaine a creusé un fossé d’incompréhension entre les partenaires du camp occidental, mais elle a aussi aggravé les oppositions entre l’Occident et le monde musulman et, surtout, elle vaut à l’Amérique de George W. Bush un isolement inédit. Seules la puissance de sa technologie et les séductions de son libéralisme lui évitent de se retrouver au ban des nations.
Certes, l’image des États-Unis s’améliore après sa victoire. Dans trois pays hostiles à l’intervention unilatérale américaine, les bonnes appréciations remontent : elles sont passées de 14 % en mars à 38 % en mai en Espagne, de 31 % à 43 % en France et de 25 % à 45 % en Allemagne. Rappelons qu’en 1999, ces pourcentages étaient respectivement de 50 %, 62 % et 78 %. On mesure la gravité des dommages collatéraux politiques intervenus. On ne s’étonnera pas que les pays les plus favorables à l’Amérique soient Israël (79 %), le Royaume-Uni (70 %), le Koweït (63 %) et le Canada (63 %), et que les plus hostiles se trouvent au Moyen-Orient, notamment en Jordanie et chez les Palestiniens, respectivement 1 % et… 0 % d’opinions favorables, au Pakistan (13 %), en Turquie (15 %) et en Indonésie (15 %). Rappelons que, dans ce dernier pays, les sondages de 1999 donnaient 75 % de réponses favorables !
On ne s’étonnera pas qu’en retour les Américains aient une piètre opinion de ceux qui leur ont mis des bâtons dans les roues. C’est la France qui en fait les frais : les avis favorables à l’égard du pays qui est apparu comme l’opposant le plus résolu aux États-Unis s’effondrent en un an de 79 % à 29 %. La plupart des opinions estiment que c’est George W. Bush qui fait problème et non les États-Unis.
Cette hostilité ne va pas jusqu’à généraliser le boycottage des produits de l’autre partie. Les Américains se montrent les plus vindicatifs, puisque 25 % d’entre eux songent sérieusement à ne plus acheter de produits français, alors que 13 % seulement des Français aimeraient leur rendre la pareille. Sans surprise, les plus déterminés à une riposte commerciale sont les Palestiniens (50 %), les Jordaniens (48 %), les Turcs (43 %) et les Pakistanais (41 %). Cela n’empêche pas les différentes nations d’avoir une réelle admiration pour la science et la technologie américaines, même en Palestine, où elles s’attirent 62 % de réponses favorables. La cassure est nette entre l’Occident et le monde musulman. Même s’ils étaient hostiles à l’intervention américaine, les pays d’Europe estiment que l’Irak sera plus heureux et deviendra plus démocratique sans Saddam Hussein. En revanche, du Maroc à l’Indonésie, on est persuadé que les Irakiens vont connaître une aggravation de leur sort.
Outre la réputation des États-Unis, les deux grands perdants de la guerre en Irak sont l’ONU et la lutte contre le terrorisme. Israël se retrouve d’accord avec les Palestiniens pour ne plus attendre grand-chose des Nations unies. La confiance dans l’efficacité de l’ONU tombe de 78 % en 2002 à 41 % au Royaume-Uni, de 79 % à 46 % en Allemagne et de 72 % à 43 % aux États-Unis. Quant à la croisade antiterroriste lancée depuis les attentats du 11 septembre, elle ne fait plus l’unanimité : dans dix des quatorze pays où la comparaison est possible, le pourcentage des personnes favorables à la lutte contre le terrorisme décline. Même en Russie, où – malgré la Tchétchénie – il tombe de 73 % à 51 % en un an.
Il faut que l’Europe devienne plus indépendante des États-Unis, estiment les opinions publiques française (76 %), turque (62 %), espagnole (62 %), italienne (61 %), russe (60 %), allemande (57 %). La plupart des publics interrogés trouvent, en effet, que les Américains ne prennent pas en compte les intérêts des autres ; tel est le sentiment des Français (85 %), des Sud-Coréens (78 %), des Espagnols (74 %), des Russes (71 %) et même des Canadiens (70 %). Seuls les Israéliens, les Koweïtiens et les Nigérians pensent le contraire. L’incompréhension est totale, puisque les Américains sont 73 % à estimer qu’ils se soucient des autres pays.
Le sondage a demandé aux personnes interrogées de classer les dirigeants en fonction de leur capacité à prendre les bonnes décisions pour l’ordre mondial. C’est Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, qui arrive en tête dans les pays non musulmans, suivi du Premier ministre britannique Tony Blair. Dans les pays musulmans, la palme revient au président français Jacques Chirac, suivi de Yasser Arafat et du prince saoudien Abdallah. Les curiosités de ce classement sont nombreuses : par exemple, le chef d’el-Qaïda, Oussama Ben Laden, arrive en tête chez les Palestiniens et en deuxième position au Pakistan, en Jordanie et au Maroc ; Blair devance Bush aux États-Unis, le président américain n’obtenant la première place qu’en Israël, où le Premier ministre Sharon ne se classe que troisième derrière Blair ; Schröder devance Chirac en France et Annan l’emporte sur Blair au Royaume-Uni. On ne saurait mieux mesurer l’insatisfaction des peuples par rapport à leurs dirigeants.
(Avec la participation de Samir Gharbi)

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires