Ah! Que la grève est jolie

Pourquoi ce pays, le seul dans ce cas en Occident, est-il régulièrement confronté à des mouvements de contestation paralysant des secteurs essentiels de la vie économique et sociale ?

Publié le 12 juin 2003 Lecture : 5 minutes.

Pourquoi la France vient-elle de vivre encore une de ces crises sociales fortes dont elle sort souvent si amère ? Pour quelles raisons est-elle régulièrement confrontée à des mouvements qui paralysent totalement ses transports publics, terrestres et aériens, et secouent des secteurs essentiels de la vie sociale, comme l’éducation ou la santé ? Ce sont ces questions qui se posent après plusieurs grèves d’une journée destinées à faire plier le gouvernement Raffarin sur ses projets concernant les retraites des fonctionnaires. Elles sont d’autant plus pertinentes que la contestation intervient un an après la réélection triomphale de Chirac à l’Élysée et alors que la popularité présidentielle reste élevée. Enfin, elles sont l’illustration d’un paradoxe dans la mesure où ce pays divisé entend, en même temps, sous l’impulsion de Chirac, jouer un nouveau rôle international et apparaître comme un pôle critique des méthodes de l’empire américain. Les réponses tiennent en quatre points. Qui dessinent le portrait d’une singularité de la France au sein des pays riches et confirment les tendances profondes de cette exception française. Quelles sont-elles ? Diagnostic.

1. Le refus de la réforme. La France n’aime pas se réformer. Tout au long de son histoire, elle a préféré procéder par à-coups violents, voire par révolution, plutôt que d’adopter sans heurts les changements nécessaires à son évolution. Peu soucieuse donc d’une transformation tranquille, elle a toujours multiplié les dispositions particulières destinées à répondre aux revendications des différentes catégories sociales. D’où, au fil du temps, de grandes disparités entre les citoyens, disparités pudiquement camouflées sous le terme de « régimes spéciaux ». Parallèlement, les gouvernements, de droite comme de gauche, ont différé les adaptations obligatoires pour ne pas susciter les colères de l’électorat.
Bien évidemment, il arrive un moment où cette politique en trompe-l’oeil n’est plus possible. C’est ce qui se produit aujourd’hui en ce qui concerne les retraites : l’allongement de la durée de la vie et les courbes démographiques ne permettent plus de différer une réforme. La quasi-totalité des autres pays européens, confrontés à ce problème, ont depuis longtemps averti leur opinion et demandé des sacrifices. En France, la réforme est d’autant plus douloureusement vécue qu’elle n’a pas été préparée et qu’elle paraît tomber comme un couperet. Aussi, même si le maintien du système actuel est globalement jugé impossible sauf à augmenter considérablement les cotisations sociales ou à diminuer tout aussi largement le montant des pensions, le réalisme prôné par Raffarin et une partie de la gauche a du mal à être accepté.

la suite après cette publicité

2. La permanence de la coupure gauche-droite. Depuis près de cinquante ans, la France est quasi officiellement divisée en deux camps, la gauche et la droite. Cette opposition est davantage marquée que dans les autres nations européennes, et les tentatives pour dépasser ce clivage ont toutes échoué. D’autant que chacun des camps ne le souhaite pas, préférant regrouper ses forces plutôt que de paraître consentir des concessions à l’adversaire. D’où l’impossibilité en France de gouverner par consensus.
La crise sociale actuelle illustre cette caractéristique. Il est significatif que le Parti socialiste réclame publiquement le retrait du projet Raffarin alors qu’en privé il en reconnaît la nécessité, voire le bien-fondé. Il est significatif aussi que les seuls hommes politiques de gauche qui l’aient approuvé soient ou retirés de fait de la vie publique, tels Michel Rocard, Jacques Delors et Jacques Attali, ou n’aient plus de responsabilités dans leur parti, comme Bernard Kouchner et Michel Charasse. Il est significatif encore que le chef de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), François Chérèque, unique responsable syndical d’importance à avoir accepté les propositions gouvernementales une fois négociées, soit vilipendé par ses « amis » politiques. Il est significatif enfin que la droite ait préféré agir par la loi, en s’appuyant sur sa majorité, plutôt que par une négociation complète avec les syndicats. Cette attitude, identique à celle de Jospin lors de l’adoption des trente-cinq heures, ne favorise évidemment pas le dialogue social. Elle traduit au contraire une culture de l’affrontement et illustre, à sa manière, la volonté de maintenir un clivage gauche-droite.

3. La peur des politiques. Plus encore que la gauche, la droite a été profondément marquée par le 21 avril 2002, ce premier tour de l’élection présidentielle où Jospin a disparu et où l’extrême droite, avec Jean-Marie Le Pen, est arrivée en deuxième position derrière Chirac. Celui-ci en a tiré deux conclusions principales. D’abord, qu’il fallait exprimer une volonté politique et tenir sa parole, sauf à prendre le risque d’être vite désavoué. Ensuite, que rien n’était pire que de décevoir son électorat comme lui-même l’avait fait après 1995, de même que Jospin durant son passage à Matignon. Raffarin, également convaincu de ce principe, en a fait son credo. Il est comme obsédé par la crainte de paraître céder à ce qu’il appelle « la rue » et, à la suite de grèves et de manifestations, de devoir retirer des réformes comme ont dû s’y résoudre, en d’autres temps, Balladur, Juppé et même Chirac en 1987 lorsqu’il était Premier ministre. Face aux manifestations, le chef du gouvernement ne veut donc pas « lâcher », notamment sur les retraites, réforme emblématique. Sur d’autres projets, comme les universités ou la décentralisation, il admet un « repli », mais refuse le mot de « recul ».
Il serait faux de ne voir dans cette obstination qu’un trait de caractère. Elle est d’abord une tactique. Il s’agit non seulement de réformer la société, mais aussi de fortifier la confiance de l’électorat de droite en lui donnant le sentiment d’être enfin vraiment représenté et de voir ses valeurs, comme l’autorité et le courage de dire « non », être appliquées. En ce sens, le fait que le mouvement social s’essouffle est bien sûr une bonne nouvelle pour le gouvernement. Mais qu’il se radicalise et se cristallise autour d’actions « gauchistes » peut sans doute en être encore une meilleure : voilà peut-être l’occasion de montrer sa fermeté et d’espérer en finir avec la réputation d’impuissance des politiques, notamment de droite.

4. La fragilité du tissu social. Ces soucis tactiques, voire ces espérances, de l’équipe Raffarin doivent toutefois être tempérés. Car la France est un pays dont le tissu social est très fragile. Elle reste taraudée par la persistance d’un taux de chômage élevé. Elle demeure divisée, ne serait-ce qu’entre le secteur privé et le secteur public que les syndicats ne sont pas parvenus à rassembler dans un mouvement unitaire de protestation. Et si la dernière journée de grève a été la « grève de trop » aux yeux de nombreux citoyens, y compris de ceux qui s’étaient mobilisés auparavant, ce pays est capable pour autant de coups de sang. Chirac le répète d’ailleurs à ses visiteurs ces temps-ci. Aussi la situation dans le monde enseignant le préoccupe bien davantage que l’affaire des retraites. Sur ce point, il réclame la prudence et a exigé le report de la réforme des universités. C’est que, tout au long de sa carrière, il a suivi ce milieu avec une particulière attention, jugeant, comme son mentor Georges Pompidou, qu’il était un des meilleurs baromètres qui soient. D’où ses mises en garde et ses précautions vis-à-vis de cette autre composante de la singularité française.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires