Retour en Kabylie un mois après les incendies de l’été
À Igreb et à Agoulmime, deux villages durement frappés par les incendies qui ont ravagé la Kabylie en août, le traumatisme est toujours vivace. Reportage.
Une petite pièce aux murs noircis par la fumée au sommet d’une colline qui domine un paysage de montagnes calcinées. Sur les bancs en béton de cette agora où se tiennent toutes les réunions du village, la silhouette d’un homme se découpe entre ombre et lumière. Le regard caché derrière d’épaisses lunettes noires, il dégage une impression de lassitude, de solitude et de profond désespoir. Cet homme a perdu son fils, Hocine Bareche, 30 ans, dans les gigantesques incendies qui ont ravagé en août dernier une partie de la Kabylie.
« Jusqu’à présent, je n’arrive toujours pas à réaliser que mon fils est mort, témoigne ce père encore en état de sidération. Je ne dors plus, je ne mange plus et je m’attends, à chaque instant, à le voir surgir devant moi. » La mère de Hocine, tout aussi dévastée par la mort de son fils, est inconsolable. Elle attend le retour de son garçon comme si celui-ci n’avait jamais disparu.
La nuit dernière, raconte son mari, elle s’est mise à crier « C’est Hocine ! C’est Hocine ! Il est revenu ! » en voyant de la fenêtre de la maison familiale une silhouette surgir de l’obscurité. Hocine Bareche est mort calciné dans le déluge de feu qui a embrasé le 10 août le village d’Igreb, sur les hauteurs de la Kabylie.
Hocine a été découvert la main toujours agrippée à la pelle avec laquelle il tentait, avec d’autres villageois, de lutter contre les murs de flammes qui montaient à l’assaut de son village. Ce mardi-là, les corps carbonisés de quatre de ses compagnons ont été retirés des décombres fumantes.
Le temps semble s’être arrêté
Un mois après les incendies qui ont dévasté Igreb, ainsi que plusieurs villages près de Tizi-Ouzou et Bejaia, le temps semble s’être arrêté au milieu d’un paysage de forêts décimées, d’arbres calcinés, de bâtisses détruites, de murs noircis. Aucun bilan détaillé ni décompte exact des victimes, civiles ou militaires, n’a été communiqué, mais certains parlent de plus de 200 morts.
Beaucoup de nos jeunes n’arrivent plus à trouver le sommeil sans médicaments
« Impossible d’effacer de notre mémoire les scènes d’horreur que nous avons vécues », explique Moussa, un grand gaillard qui a échappé miraculeusement aux flammes, mais dont le neveu a péri.
Un mois plus tard, les traumatismes sont encore vivaces. « Beaucoup de nos jeunes n’arrivent plus à trouver le sommeil sans médicaments ou alcool, observe Moussa. Nous avons tous besoin d’être suivis et pris en charge par des psychologues. »
Dans le petit cimetière qui surplombe Igreb, une douzaine de jeunes s’activent à la construction d’une stèle en hommage au sacrifice de Hocine, Abdennour, Hamidouche, Boudjemaa et Hakim, qui ont perdu la vie en tentant de sauver celle des villageois. Aujourd’hui, ces cinq soldats du feu sont enterrés côte à côte dans un carré où l’on vient déposer quelques gerbes de fleurs.
Pour Nacer Bareche, 56 ans, digne et sobre dans le deuil et le chagrin, la vie s’est arrêtée ce même 10 août, quand son fils Boudjemaa, 27 ans, a été emporté par les flammes, alors qu’il venait de décrocher son bac en candidat libre. La douleur de Nacer s’est ravivée à la lecture du journal intime de son défunt fils qu’il a découvert après sa disparition. Dans ce carnet, Boudjemaa consignait grands et petits événements de sa vie, ses joies, ses peines, ses rêves et ses projets.
« Quand je lis ce qu’il a écrit, je suis submergé par des émotions qui m’étreignent le cœur et les tripes, dit le père, qui décrit son fils comme un jeune homme volontaire, sensible et attentionné. Parfois, cela me donne du courage pour continuer à vivre sans lui. Parfois, je suis totalement anéanti. »
Le père éploré raconte que lorsque son épouse est récemment tombée malade, Boudjemaa s’est occupé de la famille, préparait les repas et s’acquittait de toutes les tâches ménagères. En dépit de cette tragédie, Nacer tient à participer à l’érection de la stèle commémorative sur laquelle seront gravés les noms des cinq victimes.
Ce mausolée fera écho à une autre stèle érigée à l’entrée du village où figurent les noms des 44 maquisards morts les armes à la main durant la guerre de libération. Comme si le destin de ce petit village était de voir chaque génération offrir son lot de martyrs.
Formidable élan de solidarité
Dans la commune de Larbaâ Nath Irathen, le village d’Agoulmime est devenu un lieu de pèlerinage pour des centaines de citoyens. Un chapiteau est dressé sur la place du village et des bancs accueillent les visiteurs et donateurs de passage. Ici, comme partout en Kabylie où les feux ont détruit maisons, forêts et bétail, la population a bénéficié d’un formidable élan de solidarité et d’entraide. Des tonnes de médicaments et de matériel médical, ainsi que des dons en nourriture et même en argent ont afflué des quatre coins de l’Algérie et de l’étranger, particulièrement de France, où vit une forte communauté kabyle.
Aujourd’hui encore, les dons continuent à arriver, alors que les autorités ont annoncé des aides conséquentes pour les familles des victimes et les sinistrés.
L’État a ainsi décidé, comme première mesure, d’octroyer une indemnité de 1 million de dinars (environ 6 200 euros) aux familles ayant perdu un proche.
Un membre du comité de village d’Agoulmime dit toute la reconnaissance de la population envers ceux qui sont venus à leur secours. « À tous ceux qui nous rendent visite, nous avons demandé de ne plus apporter de nourriture ni de vêtements, explique-t-il. Nous en avons en quantités plus que suffisantes. Nous ne voulons pas que cela soit gaspillé inutilement. »
Stèle commémorative
À Agoulmime, sur un petit lopin de terre coincé entre deux fontaines, le petit cimetière nouvellement aménagé à l’aide d’une excavatrice compte vingt tombes fraîchement creusées. Chacune porte un nom inscrit sur une plaque en bois et un bouquet de fleurs artificielles. La dernière est celle de Tayeb Abdiche, qui a succombé à ses blessures le 5 septembre dans un hôpital d’Alger. Tayeb est enterré à côté de sa femme, ses deux garçons, sa fille et son frère, tous emportés par les feux.
Dans ce village particulièrement sinistré, on compte également un nombre effarant de grands brûlés encore hospitalisés dans divers hôpitaux du pays.
Les secouristes bénévoles tombés à nos côtés sont des nôtres »
Sur les 32 personnes gravement brûlées, 4 sont des secouristes bénévoles venus avec leurs véhicules pour aider à l’évacuation des victimes. « Ils sont tombés à nos côtés et sont donc des nôtres », dit Madjid Yaghmoracen.
Vendredi 3 septembre, des centaines de personnes ont répondu à l’appel à venir nettoyer les stigmates de ces jours de fournaise, notamment les arbres et la végétation calcinés. Un mois après, le village renaît peu à peu de ses cendres, bien qu’il faille des années pour tout reconstruire et se reconstruire.
« L’urgence, c’est nos blessés »
Récemment, le premier responsable de la wilaya (département) est venu s’enquérir de la situation de ses administrés au cours d’une visite d’inspection.
Quant au maire, il a plutôt brillé par son absence. Il n’a daigné venir que 23 jours après le drame. À son arrivée sur la place centrale du village, personne n’a répondu à son salut.
« Pour le moment, nous n’avons pas la tête à nous occuper de la réparation de nos maisons, explique un autre membre du comité de village. L’urgence, ce sont surtout nos blessés. » Ces derniers, hospitalisés dans des établissements éloignés, nécessitent en permanence la présence d’un membre du village ou de la famille. « L’idéal serait de trouver un appartement à louer à proximité pour que nous puissions préparer des repas pour les patients et ceux qui les veillent », insiste Madjid.
Nous avons reçu des psychologues au village, mais ils sont repartis aussi malades que nous.
L’élan de solidarité nationale ne s’est pas seulement traduit par des aides matérielles et financières. Des psychologues de plusieurs régions d’Algérie se sont rendus sur place pour offrir leurs services.
Au traumatisme des incendies s’ajoutent le deuil, l’affliction et le chagrin des proches des victimes. « Nous avons reçu des psychologues au village, mais ils sont repartis aussi malades que nous », explique un jeune habitant pour qui la vie continue malgré les morts et les destructions.
C’est peu dire que cette formidable mobilisation citoyenne, qui n’a jamais faibli depuis le premier jour, a mis un peu de baume au cœur aux villageois. Après les pluies de la semaine dernière, des pousses vertes et fragiles sont apparues au pied de certains arbres calcinés. Comme autant de promesses d’un retour à la vie, pour la flore et la faune comme pour les hommes.
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