L’honorable monsieur Ghosn

Après avoir ressuscité le japonais Nissan, le « gars pas mal » de chez Michelin prend les commandes de la marque au losange. Itinéraire d’un redresseur d’entreprises au pragmatisme hors pair.

Publié le 10 mai 2005 Lecture : 13 minutes.

C’était la passation de pouvoir la plus guettée dans le monde tourmenté de l’automobile. Le 29 avril, Louis Schweitzer a remis les commandes de Renault à son directeur général et dauphin Carlos Ghosn, l’homme qui a sauvé Nissan en réussissant l’alliance, jugée impossible, quasi contre nature, entre les deux grandes firmes. Schweitzer ne quittera pas pour autant la Régie après tant d’années passées à sa tête ; il gardera des responsabilités de tout premier plan comme président du conseil d’administration. La politique, la presse, les syndicats s’interrogent sur l’avenir de ce pilotage à deux où Carlos Ghosn tiendra seul le volant.
Les deux hommes ne partagent pas cette préoccupation. Ils se connaissent, s’entendent et s’estiment de longue date, depuis que Schweitzer a demandé à Ghosn de quitter Michelin en 1996 pour l’aider à relever la Régie de ses cuisants échecs à l’international, douloureusement marqués par le rapprochement avorté avec Volvo en 1992 et l’arrêt de l’usine belge de Renault à Vilvoorde en 1997. Et pour réduire surtout des coûts de production jugés trop élevés : de 3 000 francs français en moyenne par véhicule. Ghosn transforme le « programme 3 000 » en « plan 20 milliards », soit une diminution de 9 000 à 10 000 francs par voiture en trois ans. Du haut en bas de Billancourt, on murmure – mais il en a l’habitude – qu’il va « se planter ». Il réussit selon ses recettes habituelles : une équipe, un objectif, un calendrier inflexiblement suivi. D’abord accueilli avec méfiance dans l’ombrageuse famille Renault, le « nouveau qui veut faire bouger les choses » a conquis sa légitimité.
On serait tenté d’écrire que sa carrière exceptionnelle tient du prodige si elle n’en était la démonstration exemplairement contraire : un constant modèle de préparation méthodique et de pragmatisme dans l’exécution. Joignez à cela un heureux tempérament que la difficulté excite et que l’obstacle stimule. S’accrocher pour devenir le meilleur, il en donne l’exemple dès son entrée à la prestigieuse « taupe » de Saint-Louis, à Paris. Lui qui n’avait jamais eu de notes au-dessous de la moyenne au collège Notre-Dame-de-Beyrouth récolte un 4 en mathématiques. D’abord « effondré, désespéré », il réfléchit aux « ajustements à faire » pour montrer qu’il vaut mieux que ce piteux début. « Je me suis retrouvé tête de classe au dernier trimestre. Dès lors, le parcours à suivre était clair : maths sup., maths spé., Polytechnique, École des mines. » Voilà une introduction à une existence et à une carrière qui pourraient en constituer le résumé éloquent : refus de l’échec, sens des ajustements, fixation d’un itinéraire, détermination à s’y tenir jusqu’à la réussite accomplie. Carlos Ghosn ne pouvait mieux se décrire en quelques mots, auxquels il tient à ajouter néanmoins ce qu’il appelle sa « différence », celle d’une personnalité en effet atypique vouée à des fortunes hors série.
Né au Brésil dans une famille d’origine libanaise maronite – son nom complet est Carlos Ghosn Bichara -, élevé au Liban où la France est une seconde patrie, formé par les jésuites, « cette première multinationale du monde », parlant couramment le portugais, l’arabe, l’anglais et le français avant de s’essayer des années plus tard au japonais, il est et restera le produit d’un croisement de cultures, ce qui, loin de le gêner, l’aidera puissamment à s’intégrer dans chacune de ses missions d’un continent à l’autre, au plan humain comme au niveau professionnel, sans jamais se départir d’une autre règle de conduite apprise chez les bons pères avec le sens de la discipline : la simplicité. « Elle est la base de tout ; quand on fait compliqué, c’est qu’on n’a rien compris. » De ces métissages dont il ne cessera de s’enrichir, il fera un instrument de gestion chaque fois qu’il devra composer des équipes ou marier des entreprises.
Chez Michelin, où il se laisse recruter parce que le salaire, pour un polytechnicien, y est 30 % supérieur à la moyenne indiquée par le classement annuel du magazine L’Expansion, il apprend ce que n’enseigne aucune grande école : l’attention aux réalités et aux gens, selon un système de formation où on s’élève dans la hiérarchie en tournant d’un stage à l’autre. Il sera tour à tour ouvrier à Clermont-Ferrand, chef d’équipe à l’usine du Puy, chef de groupe de production à celle de Cholet. Il découvre la fonction qualité à Karlsruhe (en Allemagne fédérale), l’organisation industrielle à Tours, avant de revenir au Puy avec le titre de directeur. Autant de travaux pratiques qui améliorent en les relativisant les connaissances théoriques, privilégient le travail en équipe et la communication sur les exercices de virtuosité intellectuelle. Le contraire de l’élitisme français, où, « plus on est abstrait, plus on est apprécié ». Ce que lui demandent ses moniteurs, ce n’est pas un brillant exposé analytique, mais s’il faut arrêter ou moderniser tel autoclave, ou encore comment améliorer la sécurité des employés chargés de prélever des échantillons au sommet des citernes de latex. À 27 ans, il retourne à l’usine du Puy où il s’initiera sur le terrain au commandement et à l’optimisation des équipes, à la gestion du travail selon les à-coups des commandes et les caprices du marché. On lui confie la responsabilité d’un groupe de recherche et de développement, car c’est le « centre d’intérêt principal du grand patron », monsieur François, lequel veillait jalousement à la protection des secrets de fabrication au point d’avoir hésité à ouvrir les ateliers de Clermont-Ferrand au général de Gaulle lors d’un voyage présidentiel en Auvergne.
Ces années d’apprentissage tout-terrain et tous azimuts seront capitales pour l’envol de la carrière de Carlos Ghosn. Elles le font juger comme « un gars pas mal » par ses différents tuteurs et imposent finalement son choix pour la mission qu’il convoitait entre toutes : le redressement de la filiale brésilienne de Michelin. Partir pour Rio, c’est retrouver ses racines familiales et se voir reconnaître une position de numéro un. Mais c’est aussi une responsabilité à risques, car il n’ignore rien des difficultés qui l’attendent : des investissements sans profit, une inflation de 1 000 % par an, des taux d’intérêt supérieurs à 35 %, un coût nominal de l’argent qui atteint jusqu’à 1 350 % par an, des salaires majorés deux fois par mois sous menace, à deux jours de retard près, d’un effondrement de la marge. « J’avais 31 ans, un âge où on ne doute pas de la réussite et où on travaille jour et nuit s’il le faut. »
Il venait de se marier avec Rita, une jeune pharmacienne rencontrée à Lyon, et comme lui d’origine libanaise. Il n’avait adressé qu’un souhait à ceux qui avaient pressenti en lui le redresseur de crise dont il allait se faire une notoriété mondiale. « Laissez-nous agir, vous nous jugerez au résultat. » En trois ans, la réussite est si évidente que « monsieur François », venu le voir en famille et en voyage moitié tourisme, moitié inspection, ne lui laissera même pas le temps de la consolider. Il lui propose une nouvelle découverte, les États-Unis, continent de l’automobile ; et un nouveau challenge, le sauvetage d’Uniroyal Goodrich, premier fournisseur de General Motors en pneumatiques, dont la magistrale acquisition a doublé la taille du groupe de Clermont-Ferrand. À son arrivée, en février 1989, il doit entreprendre la restructuration de la firme américaine en début de récession économique, alors que le marché « est en train de se dérober sous nos pieds ». Il commence par fermer « sans états d’âme » trois vieilles usines, ce qui lui vaudra sa réputation de cost killer (« tueur de coûts »). « Je ne vois pas comment on peut gérer une entreprise sans avoir l’oeil rivé sur les coûts. On vous critique au début des économies. Quand les résultats arrivent, on vous applaudit en vous disant que c’est remarquable. » Et comme avec lui les résultats finissent toujours par arriver, après trois années de pertes accumulées de 1,8 milliard de dollars, Michelin North America renoue avec les bénéfices. Carlos Ghosn accomplit enfin l’ambition de François Michelin : « Si nous ne sommes pas présents aux États-Unis, nous ne serons jamais un grand. »
Il aura de nouveau beaucoup appris au cours de ce séjour aux États-Unis qui coïncide avec le début de la mondialisation des grandes entreprises : le passage à la stratégie multimarque, la remise en question des habitudes liées aux cultures entrepreneuriales, la confrontation directe avec la concurrence, l’apprentissage du client, du marketing, de la communication. Pour lui qui aime à s’enrichir de tout, partout et en toutes circonstances, ajoutant les leçons de l’observation à ses dons innés d’intuition, l’initiation américaine sera la meilleure préparation à la nouvelle grande aventure qui s’annonce par un coup de téléphone. Un chasseur de têtes international va le faire passer du pneumatique à l’auto, d’un patron dynastique à un groupe public, mais non moins emblématique, de la société familiale Michelin à la régie nationale Renault. Ou plutôt à l’ex-régie nationale, parce qu’elle a été partiellement privatisée au bénéfice de ses salariés, sans quoi Carlos Ghosn n’aurait jamais accepté d’y entrer. Pour lui, et il en est bien conscient, il ne s’agit pas seulement de tourner la page, mais d’un enjeu autrement important : après avoir travaillé dix-huit ans pour l’auto, il va travailler dans l’auto. Un changement radical, souligne-t-il, car l’achat d’une voiture relève autant de l’émotionnel que du rationnel ; et, du fait de la complexité de sa production, il faut exceller dans chacun de ses éléments sans que rien n’y soit jamais durablement acquis.
Michelin avait ouvert à Carlos Ghosn la route des Amériques. Renault va lui faire découvrir l’Asie en le confrontant au défi le plus difficile et le plus périlleux de sa carrière accidentée : le redressement du groupe japonais Nissan. Nous sommes en mai 1998 : un nouveau géant de l’industrie automobile vient de naître avec la fusion de Daimler et de Chrysler. C’est une révolution dans la construction automobile et l’industrie mondiale. Le nouveau groupe pèse deux fois plus que le numéro un européen Volkswagen. Louis Schweitzer et son nouveau directeur général pressentent que l’avènement de cette ère de géants peut donner sa chance à un David français face au nouveau Goliath. Avec quel autre constructeur marier Renault ? Une sélection en comité exécutif élimine les Américains restants, une seconde tentative avec Volvo, puis, pêle-mêle, Fiat, Rover et un coréen. Reste les japonais. Carlos Ghosn propose Nissan, le numéro deux nippon, auquel DaimlerChrysler a finalement décidé de renoncer après des mois de négociations. Pour lui, il ne fait pas de doute que c’est le seul bon choix : puisqu’il faut prendre le risque d’une nouvelle alliance, autant viser le sommet. Louis Schweitzer n’en est pas moins convaincu, mais ne voit qu’un seul homme capable de réussir ce partenariat : Ghosn lui-même. « Si vous n’y allez pas, je ne signe pas. » Non seulement celui-ci accepte après avoir analysé l’affaire sous tous ses angles, mais pas un instant il ne doute de sa vocation à piloter une telle entreprise, vu l’expérience accumulée et le sommet de responsabilité enfin atteint.
Pourtant, le défi n’était pas facile à relever, selon un des meilleurs connaisseurs du produit et du marché, l’ancien PDG de PSA Peugeot-Citroën Jacques Calvet. « Je ne me serais jamais lancé personnellement dans une telle opération, car le risque financier, la juxtaposition de deux gammes plus concurrentes que complémentaires, l’énorme difficulté à faire travailler ensemble des équipes culturellement à des années-lumière l’une de l’autre l’emportent à mon avis sur les avantages. » Les avantages, Carlos Ghosn les connaît : une égale exigence de haute technicité, une passion commune de l’automobile, les mêmes qualités de compétence et de savoir-faire. Les inconvénients, il va en prendre la mesure, parfois tout à fait inattendue, au cours d’une de ces enquêtes exploratoires méthodiques où il va, pendant des mois, parcourir le Japon afin de tout voir pour tout savoir. Il ausculte les dossiers, écoute surtout les salariés à tous les niveaux de la hiérarchie et du terrain, selon son habitude plus souvent présent à la base qu’à la direction générale. Et termine par une rencontre, la plus marquante de toutes, avec le syndicat maison, rencontre dont il sort confiant et revigoré. Un de ses représentants lui avait dit en conclusion : « Nous voulons, comme vous, sortir Nissan du trou. Tant que vous tiendrez compte de nos remarques, nous ne ferons rien pour gêner la renaissance. » Conseil inutile. Convaincu qu’il faudra tout reconstruire, décidé à ne faire aucun compromis, mais bien conscient du danger de toute provocation qui viserait à passer en force, il jouera une fois de plus ses atouts maîtres : la performance, la transparence, la communication et l’exemple donné d’en haut. On l’appelle bientôt Mr Seven Eleven parce qu’il commence ses journées à 7 heures et les termine à 23 heures. Il mobilise cinq cents personnes pour appliquer le plan bien nommé de la « Renaissance », qui doit couvrir tout le champ de la réforme : planification-produit, commercial-marketing, fabrication, ingénierie, finances et achats. C’est ce qu’il appelle le « consensus actif » : accepter la discussion à condition qu’elle ne remette jamais en question les objectifs, et, une fois la meilleure décision prise, en optimiser l’application, « car prendre conscience d’un problème, ce n’est rien ; établir le diagnostic et le faire partager est très important. Mais reste les 95 % du travail : l’exécution dont la vitesse conditionne le succès. »
Un point de vue sur lequel il insiste pour casser la bureaucratie « courtelinesque » qu’il a trouvée en arrivant, abolir les barrières qui protègent les baronnies de leurs cloisonnements, imposer en souplesse et douceur une pratique très efficace, celle des « équipes transverses » que ce praticien de la fonctionnalité croisée (cross functional team) a utilisée avec un constant succès à chaque étape de son parcours de sauveur d’entreprises en perdition. Comme l’écrit son biographe Philippe Riès dans le remarquable livre-entretien qu’il lui a consacré : « Cette alchimie entre les hommes est certainement une des clés, peut-être la plus importante, de l’alliance entre Renault et Nissan. » (Citoyen du monde, éditions Grasset.)
Tout reconstruire, cela signifie d’abord, pour Carlos Ghosn, retrouver une vision stratégique grâce à la recherche du profit – objectif qui n’était plus du tout l’orientation de Nissan, « cela se voyait comme le nez au milieu de la figure ». Sur quarante-trois modèles commercialisés en 1999, quatre seulement gagnaient de l’argent. Après trois mois pour dresser le diagnostic et élaborer le plan, deux autres pour ficeler le paquet et se préparer au « tremblement de terre » de cette thérapie de choc, car le secret exigé avait été bien gardé, Carlos Ghosn expose les objectifs de la Renaissance. Les coûts et les frais généraux seront réduits de 20 % ; le nombre des fournisseurs sera ramené de 1 145 à 600 pour les pièces et matériaux, de 6 900 à 3 400 pour les équipements et les services ; le groupe n’aura plus que quatre usines au Japon au lieu de sept et renonce à 20 % de ses filiales. Sur les 1 394 participations de Nissan dans des sociétés extérieures, Carlos Ghosn n’en retient que quatre jugées essentielles. Il avait été littéralement scandalisé de découvrir qu’en maintenant sa participation dans le capital de son concurrent, le constructeur Subaru, la firme s’était privée de l’investissement nécessaire au renouvellement de sa propre voiture, la March, un modèle d’entrée de gamme inchangé pendant dix ans.
Un syndicat minoritaire japonais d’inspiration communiste annonce des manifestations contre les fermetures d’usines. Une délégation de camarades de Renault décide de faire le voyage pour défiler avec les Nissan. Elle sera fort marrie de n’en trouver qu’une poignée dans le cortège. « Il n’y a pas eu de résistance, expliquera Carlos Ghosn, parce qu’il n’y avait pas d’alternative. Les mécontents et les sceptiques ont progressivement rejoint la majorité favorable à mesure que la progression des résultats confirmait la justesse des décisions. »
Carlos Ghosn avait trouvé une entreprise à terre, exemplaire de ce « Japon qui a mal tourné », selon l’expression de l’économiste américain Richard Katz, reléguée par Toyota au deuxième rang de l’industrie automobile japonaise, avec sept exercices dans le rouge en huit ans et 20 milliards d’euros de dettes opérationnelles. En moins de trois ans, il la fera passer d’une agonie programmée à une rentabilité record et la portera au firmament des classements boursiers. L’action, tombée à 360 yens à l’annonce des mesures de redressement, dépasse 1 200 yens au bout de deux ans dans un marché en baisse de 50 %. Il n’est pas un journal au monde, pas un salon de l’automobile, pas un cabinet d’analyse qui ne célèbre le succès du plan « Renaissance » et de celui qui en a fait un cas d’école obligé dans toutes les facultés de management. Le « gars pas mal » de Michelin est devenu un des dix premiers patrons de la planète industrielle.
Quel contraste avec la stupéfaction qui avait saisi, trois ans plus tôt, le monde automobile, et particulièrement américain, à l’annonce de la décision de Renault ! Ce petit constructeur gaulois, qui vendait à peine 3 000 voitures par an au Japon, osait relever le défi qui avait fait reculer DaimlerChrysler après la renonciation de Ford, s’adjugeait un colosse national de 140 000 salariés et faisait ainsi de la France le premier investisseur étranger en Asie.
Passés les commentaires railleurs sur le thème « ils sont fous ces Français », le scepticisme avait dominé dans les termes les plus péremptoires. Jack Nasser, le patron de Ford, s’était exclamé qu’on ne devait pas compter sur lui « pour gaspiller de l’argent gagné dans la douleur afin de payer des dettes accumulées dans l’insouciance ». Un autre boss mythique de l’automobile américaine, Bob Lutz, directeur général de Chrysler, avait prononcé un jugement sans appel : « Faire l’opération Nissan, c’est comme si vous mettiez 5 milliards de dollars dans un conteneur et que vous le couliez au milieu de l’océan. » Quand un journaliste le lui rappellera en pleine apothéose de l’alliance, il reconnaîtra son erreur sans pour autant plaider coupable : « J’avais compté sans Carlos Ghosn. »

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