« Le jour où j’ai rencontré Ben Laden », une bande dessinée qui nous replonge dans l’après 11-septembre
En 2001, deux jeunes beurs de la banlieue lyonnaise partent rejoindre les talibans en Afghanistan et se retrouvent piégés dans la tourmente post 11-septembre. Jérémie Dres livre un témoignage dessiné fort qui trouve un écho inattendu dans l’actualité la plus récente.
Fictions ou témoignages, beaucoup d’œuvres savent capter l’air du temps, s’inscrire dans une ambiance et incarner l’état d’esprit de leur époque. D’autres, beaucoup plus rares, franchissent un cap supplémentaire et entrent en résonance avec l’actualité immédiate de façon si forte que cela en devient troublant. On pense par exemple au roman Plateforme, de Michel Houellebecq. Paru le 3 septembre 2001, il se terminait par une scène de massacre perpétré par des terroristes islamistes que certains n’ont pas manqué, rétrospectivement, d’interpréter comme une quasi-prédiction des attaques contre le World Trade Center survenues huit jours plus tard.
La bande dessinée de Jérémie Dres ne prétend pas faire œuvre de divination, mais tout de même. Consacré au parcours de deux jeunes gens de Vénissieux partis rejoindre les groupes talibans en 2001, l’album est sorti le 25 août dernier, l’éditeur voulant clairement profiter de l’intérêt que ne manquerait pas de susciter le vingtième anniversaire des attentats du 11-septembre.
Ce qui n’était pas prévu, par contre, c’était que les talibans s’emparent de Kaboul le 15 août, ajoutant soudain une autre actualité, inattendue, à la bande dessinée. Lorsqu’on l’interroge, Jérémie Dres paraît presque gêné par ce parallèle. L’anniversaire des attentats était bien sûr une bonne occasion pour promouvoir son ouvrage, mais lui confie qu’il a plutôt le sentiment d’avoir écrit et dessiné « un livre d’histoire » qu’un récit lié à l’actualité.
Les gens qui ont fait la Marche des beurs étaient les grands frères de Mourad et Nizar
Une histoire déjà ancienne d’ailleurs, puisqu’elle plonge ses racines bien avant 2001, dans la France du début des années 1980. L’album s’ouvre en effet sur l’épisode de la « Marche des beurs », cette manifestation de jeunes issus de l’immigration qui, espérant que le nouveau régime socialiste arrivé au pouvoir en 1981 allait enfin reconnaître leur existence et leur donner la place qui leur revenait, sont partis de Vénissieux, en banlieue lyonnaise, et ont marché jusqu’à Marseille, puis à Paris.
À la poignée de marcheurs des premiers jours est venue, au fur et à mesure, s’agglomérer une foule sans cesse plus nombreuse et le retentissement médiatique de la marche – dont quelques représentants ont été reçus par le président François Mitterrand – avait à l’époque été considérable.
Parallèle entre deux époques
Considérable mais vain et c’est, pense Jérémie Dres, l’une des sources du parcours de ses deux personnages, Mourad Benchellali et Nizar Sassi. « Les gens qui ont fait la marche étaient les grands frères de Mourad et Nizar, explique-t-il. C’était leurs référents et ce que ces grands frères leur ont dit c’est : « n’essayez même pas de vous impliquer en politique, nous on l’a fait et ça n’a rien donné, on a été complètement mis de côté ». Ca a fait voler en éclats leurs rêves d’intégration, ça a entraîné encore plus de repli sur soi. »
Ce précédent historique, explique l’auteur, permet en partie de comprendre les motivations des deux jeunes hommes qui, en 2001, ont choisi de quitter leur triste banlieue pour rejoindre les groupes islamistes regroupés dans des camps en Afghanistan, via Londres puis le Pakistan. Trouver un sens à leur vie, se confronter enfin au « vrai islam », partir à l’aventure, se prouver et prouver aux autres de quoi on est capable.
Ils avaient 18, 20 ans, ils voulaient prouver des choses à leur quartier…
« Mourad fait beaucoup d’interventions dans les lycées pour raconter son parcours, et il prononce toujours cette phrase, commente Jérémie Dres : « Je suis parti pour me la jouer ». Il y a énormément de raisons qui expliquent leur décision de partir mais je crois que celle-là ne doit pas être minimisée. Ils avaient 18, 20 ans, ils voulaient prouver des choses à leur quartier… Aujourd’hui quand ils en parlent ils disent « j’ai été crétin », mais à l’époque cette idée de partir à l’aventure et de vivre quelque chose d’exceptionnel avait bien sûr un côté séduisant. »
Difficile de ne pas faire le parallèle avec ces jeunes Européens qui, il y a cinq ou six ans, partaient rejoindre les rangs du groupe État islamique en Syrie. C’est pour leur éviter de commettre les erreurs qui leur ont coûté si cher que Mourad Benchellali et Nizar Sassi, chacun à sa manière, témoignent encore aujourd’hui. Tous les deux ont écrit des livres sur leur aventure mais si le premier intervient souvent devant des publics de jeunes, le second a choisi de revenir à une vie « normale », ouvrant une boucherie dans le quartier qui l’a vu grandir. Ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de parler aux habitants de son quartier, d’utiliser son image de repenti pour encourager les jeunes « radicalisés » à réfléchir à deux fois avant de gâcher leur vie.
« Le parallèle entre les deux époques a aussi ses limites, précise Jérémie Dres. En 2001, quand Mourad et Nizar sont partis, presque personne n’avait encore entendu parler d’Al Qaïda ou de Ben Laden. Internet n’existait qu’à l’état embryonnaire, on ne se radicalisait pas en ligne : ça se faisait en parlant avec des proches, des copains, des grands frères… »
C’est le cas des deux jeunes personnages de l’album, qui décident de partir en Afghanistan presque sur un coup de tête et se trouvent ensuite pris dans un engrenage où le libre arbitre n’a plus guère sa place. Déplacés de pays en pays, puis de camp en camp, ils atterrissent finalement dans un centre d’entraînement d’Al Qaïda et réalisent que la perspective de se transformer en combattants jihadistes ne les fait pas rêver. Lorsque Oussama Ben Laden se présente au camp, fin juillet 2001, pour parler devant les jeunes recrues, Nizar est hospitalisé. Mourad assiste au discours, sans trop savoir qui est l’orateur même s’il comprend qu’il s’agit d’un très haut personnage.
Épisode majeur de l’histoire du XXIe siècle
Puis survient le 11-septembre. Le piège se referme sur les deux jeunes Français, pris dans la débâcle générale des groupes talibans pilonnés par les bombardiers américains. Une spirale qui les conduira de prison en prison, jusqu’à Guantanamo, mais cette partie de l’aventure fera l’objet d’un tome 2.
Le jour où j’ai rencontré Ben Laden constitue un témoignage d’une incroyable richesse sur un épisode majeur de l’histoire du XXIe siècle, raconté d’un point de vue qui n’est pas celui habituellement proposé. Mais l’intérêt de la lecture ne se limite pas à cela. Il s’agit aussi, et peut-être d’abord, d’une aventure humaine dont on sent qu’elle a beaucoup ému Jérémie Dres, qui ne cache pas son empathie pour Mourad et Nizar.
Encore aujourd’hui ce sont des gens qui sont sans cesse renvoyés à ce qu’ils ont fait à l’époque, et ça me semblait important de le montrer
C’est en partie ce qui l’a poussé à se mettre lui-même en scène dans certains chapitres, où on le voit interroger les deux hommes, venir à leur rencontre. « Quand j’ai pris contact avec eux, il y avait une forme de crainte, leur histoire fait peur, elle les précède. Ils le savent et parfois cela les agace, explique l’auteur. Je me suis dit que le fait de ne pas passer ça sous silence, de montrer dans quelles conditions j’ai recueilli leur parole créait une certaine honnêteté. Encore aujourd’hui ce sont des gens qui font peur et qui sont sans cesse renvoyés à ce qu’ils ont fait à l’époque, et ça me semblait important de le montrer. »
Cet aspect plus intime donne au récit une émotion et une humanité supplémentaires et montre l’histoire de Mourad et de Nizar pour ce qu’elle est : l’itinéraire personnel de deux anonymes dont le destin est venu se fracasser brutalement sur la « grande » histoire.
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