Le poids du nombre

Publié le 9 mai 2005 Lecture : 5 minutes.

Les cardinaux de l’Église catholique ont choisi parmi eux, le 19 avril dernier, l’homme qui sera, jusqu’à sa mort, le pape de cette Église, c’est-à-dire son chef suprême.
À cette occasion, on a évoqué les relations du monde chrétien dans son ensemble avec l’islam et avec le judaïsme ; et l’on s’est interrogé sur le destin de ces trois religions, sur le rôle qu’elles seront appelées à jouer dans les prochaines décennies.

– Le pape ? C’est combien de divisions ?
Pendant la guerre 1939-1945, il est arrivé à Staline, selon certains, de poser cette question, qui en dit long sur son cynisme.
Personne n’a osé lui répondre :
– Pas une, maréchal. Mais, néanmoins, beaucoup de pouvoir et une immense influence ; vous avez tort de les sous-estimer.
Les successeurs de Staline auront, eux, à mesurer le poids des Églises chrétiennes et l’étendue de leur influence…

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Il me paraît utile de nous poser aujourd’hui la même question, ou presque, mais sous une autre forme :
À combien s’élevait le nombre de chrétiens et de musulmans il y a deux siècles ? Et, autant qu’on puisse le prévoir, combien seront-ils dans cinquante ans ?
Pour répondre à cette double interrogation, nous avons effectué des recherches, dont voici le résultat.
Au XIXe siècle (de 1801 à 1900), les deux principales religions monothéistes, par le nombre en tout cas, ont connu des courbes d’évolution presque parallèles, et chacune a vu les effectifs de ses adeptes multipliés par deux. Mais les chrétiens partaient de bien plus haut : ils étaient, en gros, deux fois plus nombreux que les musulmans au début du siècle (230 millions, contre 110 millions) et le sont restés jusqu’à son terme (500 millions, contre 230).
Au XXe siècle (de 1901 à 2000), les effectifs des deux religions se sont gonflés plus vite encore, grâce à la croissance démographique et au prosélytisme, et les courbes de cette croissance, toujours parallèles, ou presque, sont devenues nettement ascendantes : en un siècle, le nombre des chrétiens a été multiplié par quatre et celui des musulmans par sept (voir graphique).

Mais, à la fin de ce même XXe siècle, la croissance démographique a commencé à se ralentir, sur tous les continents.
Ce mouvement de baisse se poursuit depuis vingt ans, et même s’accentue. Selon des estimations sérieuses, le taux de croissance annuel des chrétiens est aujourd’hui de 0,8 % et celui des musulmans de 1,5 % (d’autres chercheurs donnent 1,4 % pour les chrétiens et 2,13 % pour les musulmans).
Dans les deux cas, comme vous le voyez, le différentiel de croissance, en faveur des musulmans, est légèrement supérieur à 0,5 % par an. Il permet de prévoir que chrétiens et musulmans seront à égalité de nombre d’ici à cinquante ans environ : chacune des deux religions comptera alors quelque 3 milliards d’adeptes.
Mais nous sommes en 2005 : les musulmans sont sensiblement moins nombreux que les chrétiens* et, en outre, la plupart du temps, le musulman est nettement moins éduqué et moins riche que le chrétien.
Pour l’heure, les deux religions ne sont donc pas à égalité de puissance et d’influence, tant s’en faut.

Qu’en sera-t-il dans cinquante ans, lorsque chrétiens et musulmans seront à égalité de nombre ? Les musulmans ont-ils une chance sérieuse de « rattraper », en termes de science, de culture et de pouvoir d’achat – en un demi-siècle ! -, le monde chrétien, qui lui-même les a rattrapés au XIIe siècle (de l’ère chrétienne) et n’a cessé depuis de les distancer ?
Un demi-siècle, c’est bien court, mais beaucoup dépendra des décisions stratégiques qu’auront prises les dirigeants que les sociétés musulmanes auront produits d’ici là : si ce sont l’éducation à outrance et la vraie démocratie, à l’exemple de ce que font la Turquie, la Malaisie et l’Inde (où vivent 150 millions de musulmans), un musulman pourra compter autant qu’un chrétien, et les 3 milliards de musulmans pourront faire, sur les cinq continents, jeu égal avec les 3 milliards de chrétiens.
Ou, à tout le moins, seront en train de se hisser à leur niveau.

Et le judaïsme ? Et les juifs ? Ils ont choisi, eux, de ne pas avoir le nombre, de rechercher la prééminence, non par la quantité, mais via d’autres chemins, dont l’éducation et la science.
Si l’on s’en tient au nombre, on en arrive à constater que, sans vraie croissance démographique, sans prosélytisme, en effet exclu dans cette religion, le monde des juifs ne peut pas beaucoup grandir ; il risque même, disent certains, de se rétrécir par les mariages mixtes et l’assimilation pour se situer, au milieu du XXIe siècle, entre 12 millions et 15 millions d’hommes et de femmes.
Si les calculs et les prévisions rassemblés ci-dessus sont exacts, il y aura donc sur terre, aux alentours de 2050, 200 musulmans et 200 chrétiens pour 1 juif .

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Y a-t-il une ou des conclusions à tirer de cette évolution ? La mienne est que la démographie et son évolution ne sont pas forcément, et dans tous les cas, déterminantes. Mais elles comptent et, souvent, finissent par peser lourd : ignorer le poids du nombre, ou le négliger, est irresponsable.
Sans le poids démographique de la France (au début du XIXe siècle elle était le pays le plus peuplé d’Europe, hors la Russie), Napoléon n’aurait pas pu prendre l’avantage sur ses adversaires, ni proférer son abominable « J’ai 25 000 hommes à dépenser par mois ! »
Sans son évolution démographique, qui s’est imposée à Charles de Gaulle, l’Algérie aurait pu être assimilée – et absorbée – par la France des années 1950.
Sans leur démographie, les territoires palestiniens auraient été, dans leur intégralité, annexés par Israël, et leurs populations, expulsées ou israélisées. Et croyez-vous que Sharon, qui a installé, il y a seulement un quart de siècle, les colons israéliens à Gaza, aurait songé à les en déloger en 2005 s’il n’y avait été contraint par la démographie ?
C’est parce que la démographie était avec l’African National Congress (ANC) de Nelson Mandela – 87 % de la population – et contre l’apartheid que le pouvoir des Blancs – 13 % de la population – a fini par s’effondrer.
À l’inverse, trop peu nombreux, les Indiens d’Amérique du Nord ont pu être refoulés, au XVIIIe siècle, par les immigrants européens, qui n’ont eu aucun mal – et aucun scrupule – à leur prendre leur pays et leurs terres.

L’Histoire est riche d’exemples de ce type, au point que, paraphrasant celui qui a dit « à la fin des fins, il n’y a que la mort qui gagne », on en arrive à se demander si, à la fin des fins, ce n’est pas la démographie qui impose son poids…

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* 2,1 milliards de chrétiens pour 1,4 milliard de musulmans.

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