La dérive du (sous-)continent

Après le Venezuela, le Chili, le Brésil et l’Argentine, l’Uruguay, à son tour, vire à gauche. Et le « pré carré » américain se réduit comme peau de chagrin !

Publié le 9 mai 2005 Lecture : 9 minutes.

Depuis la prestation de serment de Tabaré Vázquez, le 1er mars à Montevideo (Uruguay), cinq pays sud-américains sur douze sont désormais à gauche. Pour l’administration Bush, ça commence à faire beaucoup. D’autant que figurent sur cette liste, qui ne cesse de s’allonger, les deux puissances économiques de la région (le Brésil et l’Argentine) et un important producteur de pétrole (le Venezuela). C’est d’ailleurs ce dernier pays qui a amorcé le mouvement, en décembre 1998, en portant à sa tête Hugo Chávez, l’ardent promoteur d’une « révolution bolivarienne ».
Deux ans plus tard, un socialiste modéré, Ricardo Lagos, s’installait au palais de la Moneda, à Santiago du Chili. Puis, en janvier 2002, le dirigeant ouvrier Inácio da Silva, dit « Lula », devenait président du Brésil, devançant d’une quinzaine de mois l’Argentin Néstor Kirchner, le plus à gauche des péronistes.
Avec ses 3,5 millions d’habitants, le petit Uruguay est loin de peser aussi lourd que ses voisins, mais la victoire du Frente amplio (Front élargi) de Tabaré Vázquez, le 31 octobre 2004, n’en est pas moins significative. Et symbolique. Depuis son indépendance, en 1825, ce pays n’avait en effet connu d’alternance qu’entre les deux grands partis de la droite traditionnelle : les Blancos (blancs), de tendance conservatrice, et les Colorados (colorés), plus libéraux. Avec pour seul intermède une longue décennie de dictature militaire (1973 à 1985).
Cette élection prive les États-Unis d’un allié sûr dans cette région qui fut longtemps leur pré carré. Rares aujourd’hui sont les présidents sud-américains à s’aligner sans état d’âme sur la politique de l’administration Bush. On se souvient qu’en 2003, alors qu’ils siégeaient au Conseil de sécurité de l’ONU, le Chili et le Mexique s’abstinrent de soutenir l’invasion de l’Irak, en dépit des intenses pressions auxquels ils furent soumis… De même, en mars-avril 2002, aucun pays de la région ne se porta volontaire pour présenter devant la Commission des droits de l’homme de l’ONU une motion condamnant le régime cubain. Même des alliés de l’Amérique comme Vicente Fox (Mexique) ou Alejandro Toledo (Pérou) refusèrent de se plier à la quasi-injonction de Washington. C’est finalement le fidèle Jorge Batlle, du parti Colorado, alors président de l’Uruguay, qui se chargea de la corvée, aussitôt qualifié par un Fidel Castro très en colère de « petit laquais de l’impérialisme ». Résultat : une rupture des relations diplomatiques entre les deux pays et une vague de manifestations anti-Yankees dans les rues de Montevideo. À n’en pas douter, il en aurait été de même à Mexico ou à Lima si les présidents de ces pays avaient cédé aux pressions américaines.
Dernier revers en date pour Washington : l’élection à la tête de l’Organisation des États américains (OEA), le 2 mai, du socialiste chilien José Miguel Insulza, qui bénéficiait du soutien de Lula et de Chávez. Après des mois d’intrigues et de pressions, le Mexique et les États-Unis ont fini par lâcher leur candidat, le Mexicain Luis Ernesto Derbez, également soutenu par le Pérou. Fin diplomate, Insulza a remercié le Mexique pour son « geste », mais précisé qu’il n’engagera contre Cuba aucune politique qui ne ferait pas l’unanimité de ses collègues. En clair : il n’appliquera pas le diktat américain.
Cette résistance inédite met en lumière le rejet grandissant suscité dans la région par la politique de George W. Bush et, plus généralement, l’hégémonisme américain. Or s’il est une cause, et une seule, qu’incarne encore l’inamovible Fidel Castro, c’est bien celle-là, même si le socialisme cubain ne fait plus rêver grand monde au sud du Rio Grande ! Ce que les dirigeants américains n’ont apparemment pas compris, c’est que cette réaction n’a rien d’idéologique. Elle témoigne simplement de la pression extrêmement forte exercée par des millions de personnes plongées dans la misère par la libéralisation sauvage de l’économie.
On a ici le sentiment de n’être sorti de l’ère des dictatures militaires et des coups d’État soutenus par la CIA que pour tomber dans celle des réformes libérales imposées par Washington et le Fonds monétaire international, fût-ce au nom de la démocratie. Le bilan en est connu. Au cours des vingt dernières années, près de 91 millions de Sud-Américains ont sombré dans la pauvreté. On recense aujourd’hui dans le sous-continent 40 millions d’indigents de plus qu’il y a vingt ans. 226 millions de personnes, sur une population totale de 400 millions, vivent avec moins de 2 dollars par jour. Même les classes moyennes sont en voie de « prolétarisation ». Sous l’effet conjugué de la financiarisation de l’économie et du démantèlement des grandes entreprises publiques, la concentration des richesses augmente. Le travail précaire aussi, avec pour corollaire l’augmentation de la violence urbaine et l’arrivée massive d’enfants sur le marché du travail. Ces quelques chiffres ne sont pas extraits d’un quelconque manifeste altermondialiste, mais d’un document de la Banque mondiale intitulé « Inégalités en Amérique latine et aux Caraïbes : une rupture avec l’Histoire ? ».
Un tel contexte est évidemment propice à la multiplication des troubles sociaux. Il pourrait favoriser le basculement à gauche de plusieurs autres pays comme le Pérou, le Mexique, la Bolivie, le Nicaragua et l’Équateur, où la chute du président Lucio Gutiérrez, destitué par le Parlement le 20 avril dernier après plusieurs jours de violentes manifestations, marque un nouveau recul du modèle défendu par le FMI (voir encadré page 20). En Bolivie, le président Gonzalo Sánchez de Losada a été lui aussi chassé du pouvoir par la rue en octobre 2003, pour avoir réprimé dans le sang une manifestation de mineurs et d’Indiens qui exigeaient soit la nationalisation de l’industrie gazière, soit l’abrogation de la loi autorisant les multinationales à ne reverser à l’État que 18 % de leurs profits. Au Nicaragua, la victoire surprise du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) aux municipales de novembre 2004 pourrait, si elle se confirmait lors du prochain scrutin présidentiel, sonner le glas des politiques ultralibérales mises en oeuvre depuis 1990. Cette année-là, le FSLN avait perdu les élections générales et rendu à la droite le pouvoir qu’il avait conquis par les armes onze ans plus tôt, en renversant un protégé de la CIA, le dictateur Somoza. Au Mexique, enfin, où le président Vicente Fox a tout fait pour exclure de la course à la présidentielle de 2006 son rival de gauche, le très populaire maire de Mexico Andrés Manuel Lopez Obrador, la tension ne fait que croître à l’approche de l’échéance. Dans ce pays où les inégalités restent béantes, l’éviction de Lopez Obrador et de son « projet de nation alternatif » fondé sur la justice sociale est vécue par les couches populaires comme un affront. Et un déni de démocratie.
Si la politique américaine dans la région séduit aussi peu, c’est que, pour l’essentiel, elle se limite à la lutte contre le terrorisme et à la mise en place d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA en français, ALCA en espagnol, FTAA en anglais), présentée comme une solution miracle à tous les maux du continent. L’objectif est d’instaurer de l’Alaska jusqu’à la Terre de Feu un grand marché unique ignorant les frontières. Pour le plus grand profit, bien sûr, des entreprises américaines, de très loin les plus puissantes. Mais le projet se heurte à la résistance ouverte de Lula, Kirchner et Chávez, aujourd’hui rejoints par Vázquez. Initialement prévu pour cette année, son lancement a déjà été plusieurs fois reporté. Parallèlement, ses adversaires réactivent le Marché commun du Cône sud (Mercosur), multiplient les accords bilatéraux et se rapprochent d’autres pays émergents, la Chine notamment. Au cours des derniers mois, le président Hu Jintao a sillonné le continent en tous sens, après avoir participé, en novembre 2004, au forum de Coopération économique Asie-Pacifique (Apec), à Santiago. De nombreux contrats d’un montant global de 30 milliards de dollars ont été conclus avec le Brésil, l’Argentine, le Chili et Cuba. Pendant que Bush se contentait d’une escale de quelques heures à Bogotá (Colombie) pour réaffirmer son soutien au président çlvaro Uribe dans sa guerre contre le narcoterrorisme…
Preuve qu’une véritable dynamique latino-américaine est en marche, la prestation de serment de Vázquez, à Montevideo, s’est transformée, dès la fin des cérémonies officielles, en sommet économique impromptu. Le nouveau président uruguayen s’est empressé de conclure avec Chávez un accord qui lui permet d’acheter, en échange de produits agricoles, du pétrole vénézuélien à des conditions qui tiennent compte des difficultés actuelles de son pays. Car après l’Argentine en 2000 et le Brésil l’année suivante, l’Uruguay est à son tour victime de la crise financière : la « Suisse de l’Amérique latine », comme on l’a longtemps surnommé, tangue dangereusement. Le chômage touche 14 % de la population active – et plus de 40 % dans les grandes agglomérations. Pour Vázquez, tous les moyens sont bons pour trouver de quoi financer le « programme d’urgence sociale » de 100 millions de dollars (76 millions d’euros) qu’il a promis à ses concitoyens.
La rencontre de Montevideo a également permis à Lula, Kirchner et Chávez de démontrer qu’ils travaillent à l’élaboration d’une stratégie commune de négociation avec le FMI, à l’accélération de l’intégration régionale au sein du Mercosur et à la mise en place d’un « anneau énergétique » allant du Venezuela à l’Argentine pour faire face aux difficultés auxquelles chaque pays est confronté. Dans le même temps, Kirchner a invité les entreprises nationales PDVSA (Venezuela) et Petrobras (Brésil) à aider la petite Enarsa (Argentine) à explorer et à exploiter les derniers blocs non encore privatisés sur le plateau continental. Par ailleurs, PDVSA et Petrobras sont sur le point de conclure un accord en vue de l’exploration et de l’exploitation conjointes de nouveaux champs, dans leurs pays respectifs et ailleurs. L’accord concerne également le transport du brut et de ses dérivés, la construction de raffineries, de plates-formes, de tankers, d’oléoducs, de gazoducs, ainsi que plusieurs projets industriels dans le domaine du gaz, de la pétrochimie et de l’extraction du charbon. En outre, le Venezuela s’est engagé à acheter au Brésil tout le matériel lourd qu’il se procurait jusqu’à présent aux États-Unis (jusqu’à 5 milliards de dollars). En échange de quoi, il se fournira en produits dérivés auprès de PDVSA, qui dispose dans ce domaine d’une technologie de pointe.
Même sur le plan militaire, l’intégration continentale est en marche. À Caracas, le 14 février, Chávez et Lula ont en effet conclu une « alliance stratégique » qui se traduira par le renforcement de la coopération entre les deux armées et par des opérations conjointes « de défense et de protection de la région amazonienne ». L’accord prévoit également la fourniture par le constructeur brésilien Embraer d’avions d’entraînement, de chasseurs et de bombardiers. En contrepartie, l’entreprise installera au Venezuela des unités de fabrication de pièces de rechange. Au total, une vingtaine d’accords de tous ordres ont été signés.
Au-delà des gros contrats et des démonstrations d’unité, tous ces pays partagent une même volonté de rendre à l’État son pouvoir de régulation sociale, pour tenter d’en finir, comme l’explique Vázquez, avec de longues années de « gestion inhumaine de l’économie ».
Même s’il existe plus que des nuances entre le tonitruant Hugo Chávez, qui, en avril 2002, a survécu à un putsch fomenté avec la bienveillance des États-Unis, et Lula, volontiers cité en exemple par le FMI, il n’en demeure pas moins qu’un nouvel axe est né, qui va de Caracas à Buenos Aires, via Brasilia. Son pouvoir d’attraction semble important. Ainsi, en décembre 2004 à Cuzco (Pérou), les douze pays du sous-continent se sont engagés à créer une Communauté sud-américaine des nations. Un regroupement que la droite libérale a été bien incapable de promouvoir quand elle était au pouvoir. À l’époque, l’Argentine boudait le Brésil, et inversement, chacun privilégiant une relation quasi exclusive avec Washington. Comme on dit dans les Caraïbes : le tiburón (le requin américain) pouvait les manger les uns après les autres. Aujourd’hui, c’est plus difficile…

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