La déchirure

Au lendemain de la présidentielle du 24 avril, le pays est plus que jamais fracturé. Césure politique, régionale, ethnique : le risque d’« ivoirisation » n’est pas exclu. Confirmé à la tête de l’État, Faure Gnassingbé parviendra-t-il à réconcilier les « d

Publié le 9 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

Contestée, contestable, l’élection présidentielle togolaise du 24 avril n’en démontre pas moins à quel point un pays n’échappe ni à son histoire ni à sa géographie. Proclamés par la Commission électorale nationale indépendante (Ceni), avalisés par la Cedeao et confirmés par la Cour constitutionnelle, les résultats du scrutin révèlent à l’intérieur du Togo une ligne de fracture à la fois inamovible et masquée par les quatre décennies de pouvoir absolu du général Gnassingbé Eyadéma. Partiel, partial sans doute, le dégel démocratique consécutif à la mort du chef tutélaire a mis au jour un pays divisé, presque coupé en deux, en fonction de critères, de réflexes, de positionnements ethniques et politiques dont les origines remontent à la période coloniale. En imaginant même que le candidat Akitani Bob l’eût emporté, ainsi que l’affirme l’opposition, le révélateur du 24 avril n’en aurait été que très légèrement modifié : c’est avec cette déchirure que le Togo doit apprendre à vivre, c’est elle qu’il doit enfin surmonter.
Établie sur la base des résultats annoncés par la Ceni, la carte électorale (voir page 32) est significative. On voit mal en effet l’opposition en contester – si ce n’est dans les marges – l’une de ses données essentielles : elle est majoritaire – et de loin – dans la Province maritime, la plus peuplée du pays. Akitani Bob l’emporte dans chacune des cinq préfectures, avec au total 67 % des voix, réalisant une pointe à 86 % dans la préfecture des Lacs, où se situe sa ville natale d’Aného. Quant à Lomé, la capitale, elle est très largement acquise à l’opposition : plus de 76 % des électeurs y ont accordé leurs suffrages au candidat de la Coalition. Ces résultats confirment une tendance lourde depuis quarante ans : c’est au sein de la communauté ewée – la première ethnie du pays – et des groupes qui lui sont apparentés que l’opposition a toujours puisé ses forces, son inspiration et ses bataillons. Avait-elle vraiment la volonté – ou les moyens – de transcender ce socle captif ? Ce n’est pas sûr. L’envoyé spécial de The Economist à Lomé remarquait ainsi récemment qu’Akitani Bob tenait l’essentiel de ses meetings préélectoraux en mina, une langue exclusivement comprise dans le Sud.
Autre enseignement sans surprise du scrutin : les trois régions septentrionales (Savanes, La Kara, Centrale) ont massivement voté pour le fils de Gnassingbé Eyadéma. Vote légitimiste, rural, dynastique – et quasi automatique en ce qui concerne la communauté kabyé, la seconde numériquement du pays. Qu’il y ait eu, dans ces régions, des fraudes et des irrégularités est plus que probable. Que leur correction soit susceptible de modifier fondamentalement la donne est plus que douteux. Le Nord se sent orphelin et on ne le voit absolument pas, dans le climat de psychose actuel, accorder ses faveurs à ceux que son inconscient collectif a diabolisés pendant des lustres.
C’est donc dans la région des Plateaux, articulée autour des villes d’Atakpamé et de Kpalimé, et dont la composition électorale n’était pas a priori favorable à Faure Gnassingbé, que tout s’est noué. Si l’on en croit la Ceni, les deux candidats y ont fait pratiquement jeu égal (à quelques milliers de voix près), Faure l’emportant dans cinq préfectures et Akitani dans quatre. Nonobstant, une fois encore, les irrégularités qui ont pu être commises tant par le pouvoir que par l’opposition – inutile de faire de l’angélisme : tout le monde fraude, seuls les moyens font la différence -, ce résultat au coude à coude n’aurait pas été crédible si le candidat du RPT s’appelait encore Gnassingbé Eyadéma. Faure, lui, a une mère ewée, native de cette même région. Une ascendance qui a évidemment compté, tout comme la qualité de sa campagne électorale : il y a mis beaucoup d’argent et s’est arrêté dans chaque localité, ou presque. Akitani, dont la timide entrée en scène s’est faite trop tardivement, a manifestement été pénalisé par l’excès de confiance de son leader, Gilchrist Olympio, lequel se disait persuadé que l’opposition l’emporterait avec 90 % des voix…
La géographie Nord-Sud de l’élection du 24 avril, tout comme le positionnement des différents leaders politiques togolais vis-à-vis des ex-puissances coloniales (France, Allemagne, Grande-Bretagne…) et celui de ces dernières à leur égard n’ont donc rien de spontané. Sylvanus Olympio, le père de Gilchrist, qui dirigea le pays de 1960 à 1963, avant de mourir assassiné, fut ainsi un militant acharné (et passablement ethniciste) de la réunification du peuple ewé, ainsi qu’un président autoritaire dont les opposants furent contraints (déjà) de se réfugier à Cotonou et à Accra. Comme son fils, il était tenu en suspicion par les Français et, comme son fils, il se disait anglophile et germanophile. L’Allemagne, qui colonisa le Togo de 1884 à 1914 à partir du Sud et se heurta violemment aux Kabyés du Nord, a, elle, toujours éprouvé jusqu’à aujourd’hui une sympathie particulière pour l’opposition sudiste, alors que la France, de De Gaulle à Chirac en passant par Mitterrand, s’est constamment montrée « eyadémiste »*. La France au pouvoir, tout au moins, puisque la seule note discordante à Paris est venue du Parti socialiste, dont le secrétariat international a publié le 28 avril un communiqué exigeant une nouvelle élection au Togo. Amnésie ? Confronté à un débat identique en Côte d’Ivoire en octobre 2000, au soir d’un scrutin « calamiteux » qui fit plus de deux cents morts et dont l’OUA, les États-Unis, l’Afrique du Sud et quelques autres réclamaient la reprise, le même PS, alors aux affaires, avait pesé de tout son poids, et avec succès, pour avaliser le passage en force du camarade Laurent Gbagbo, élu par 19 % du corps électoral…
Tentée le 26 avril par un scénario à l’ivoirienne ou à la malgache – les deux candidats se proclament élus et celui qui tient la rue l’emporte -, l’opposition togolaise n’a pas pu surmonter trois handicaps majeurs : l’intérieur du pays n’a pas suivi, l’armée n’a pas basculé (tout au contraire) et elle n’a à sa tête ni un Gbagbo ni un Ravalomanana. Face à elle, en outre, l’adversaire est atypique. Faure Gnassingbé est jeune, il n’est ni Gueï ni Ratsiraka et, même s’il est « de la famille », donc rejeté à ce simple titre par une partie des Togolais, le fils d’Eyadéma s’est employé à se démarquer des côtés sombres de son père, tout en assumant une partie de son héritage. Une recette qui a remarquablement fonctionné auprès de la quasi-totalité des partenaires extérieurs du pays et qui, à l’intérieur, a au moins le mérite de jeter un pont entre les « deux Togo ». À défaut de séduire l’opposition dite « radicale », qui tente désormais de regagner le terrain perdu sur la scène internationale et ne semble absolument pas disposée au compromis avec un pouvoir aussi mal élu à ses yeux, l’ouverture promise par Faure concerne avant tout la société civile, les technocrates de la diaspora togolaise et les opposants « modérés », en tout cas réalistes et pondérés comme l’ancien Premier ministre Edem Kodjo, le député du Nord Dahuku Péré ou encore Zarifou Ayeva. Les tractations en ce sens ont commencé dès le 25 avril. Quand et sur quoi déboucheront-elles ? Une chose est sûre : ceux qui, à cet égard, prônent une nouvelle période de transition et la reprise du scrutin à une date indéterminée ignorent la réalité de cette fracture qui parcourt le pays. Sauf à imaginer une intervention militaire lourde de la communauté internationale, ce qui relève du pur wishfull thinking, nul parmi ces togologues n’a de solution à proposer en ce qui concerne cet État dans l’État qu’est l’armée togolaise, laquelle ne resterait évidemment pas le fusil au pied. Consacré par la Cour, Faure, lui, a rapidement repris ses réflexes de président. Il a rendu son avion de location, et c’est à bord du Boeing Togo 01, dans lequel son père est mort le 5 février dernier, qu’il s’est rendu à Tripoli remercier son mentor Mouammar Kadhafi. Le fils d’Eyadéma a invité le colonel à son investiture solennelle, prévue pour la fin mai. « Toute la Cedeao y sera aussi », assure-t-on dans son entourage. Les Togolais, eux, auront-ils le coeur à la fête ?

* En témoigne la « défection », toujours inexpliquée, de l’ex-ministre de l’Intérieur François Akila Boko, à quarante-huit heures du scrutin du 24 avril. Ce colonel, pourtant réputé proche de Faure Gnassingbé, avait choisi l’ambassade d’Allemagne pour se réfugier. À Paris, de sources concordantes, on précise que, contrairement à une rumeur répandue à Lomé, François-Akila Boko ne s’était pas présenté auparavant à l’ambassade de France. Il n’a donc pas pu en être « refoulé ». C’est à bord d’un Falcon 50 allemand, en France, que Boko a finalement pu quitter le Togo dans l’après-midi du 5 mai (voir page 110).

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