La cible

Contrairement à leurs partenaires français, les responsables américains ne se satisfont pas d’avoir restauré la souveraineté du Liban. Leur véritable objectif ? La déstabilisation, sinon le renversement, de Bachar al-Assad.

Publié le 9 mai 2005 Lecture : 5 minutes.

Maintenant que, conformément à la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU, la Syrie a retiré ses troupes du Liban et qu’un nouveau gouvernement a été constitué pour organiser, ce mois-ci, des élections « libres et transparentes », la crise est-elle terminée ? La Syrie peut-elle espérer échapper à de nouvelles pressions ? La campagne internationale dont elle est la cible va-t-elle cesser ?
Rien n’est plus éloigné de la vérité. Pour les ennemis de la Syrie, le retrait du Liban n’était qu’une première étape. Le véritable objectif est la déstabilisation, puis le renversement du régime en place à Damas. Telle est l’une des principales conclusions d’un livre consacré au jeune président syrien qui vient de paraître aux États-Unis sous le titre Inheriting Syria : Bashar’s Trial by Fire (« L’épreuve du feu »). L’auteur, Flynt Leverett, a travaillé à la CIA, au département d’État et au Conseil de sécurité nationale (NSC). Il aurait été licencié par Eliott Abrams, inconditionnel « ami d’Israël », lorsque ce dernier a pris la direction des affaires du Proche-Orient au NSC.
Leverett, qui a pu s’entretenir avec le président Bachar al-Assad, dénonce la politique américaine à l’égard de la Syrie et, implicitement, les néoconservateurs pro-israéliens qui ont inspiré la politique moyen-orientale de l’administration Bush. Lors de la sortie de son livre à Washington, il a affirmé que celle-ci préparait un « changement de régime » à Damas. « De plus en plus de responsables sont partisans d’une telle politique, a-t-il indiqué. Ils estiment qu’en forçant le régime en place à évacuer le Liban, ils le déstabilisent et qu’il ne s’en remettra pas. » Bref, selon Leverett, les néocons sont convaincus qu’il suffit d’exercer une pression suffisante sur la Syrie pour que Bachar soit renversé de l’intérieur.
Leverett a-t-il raison ? La Syrie est-elle victime d’un complot ? Pour bien analyser la situation, il faut commencer par distinguer clairement les mobiles des divers acteurs extérieurs.
En soutenant avec les États-Unis la résolution 1559, la France a joué un rôle central dans la crise. Cette initiative diplomatique commune lui a permis de se réconcilier avec Washington, mais ses mobiles étaient très différents de ceux de ses partenaires. Même si Jacques Chirac s’impatiente du retard pris par les réformes en Syrie, qu’il a très mal pris, l’an dernier, la prolongation du mandat d’Émile Lahoud, le président prosyrien du Liban, et qu’il a été profondément affecté par l’assassinat, au mois de février, de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, son ami personnel, il ne cherche ni à provoquer le départ d’Assad, ni à déstabiliser la Syrie. Il n’a en vue que le rétablissement de la « souveraineté » du Liban, comme Michel Barnier, son ministre des Affaires étrangères, l’a expliqué lors de sa visite à Washington, le 2 mai. La France entretient des liens étroits avec ce pays depuis qu’en 1920 la défunte Société des nations le plaça sous son mandat. Elle y conserve des intérêts considérables qu’elle a bien l’intention de défendre contre tous les nouveaux venus, fussent-ils américains. Depuis que la Syrie a retiré ses troupes – le « bon choix », selon Barnier -, elle peut songer à y réaffirmer sa prééminence. Les bonnes relations franco-syriennes pourront probablement être rétablies, le moment venu.
Il n’en est pas de même des relations américano-syriennes. Pour les néoconservateurs de Washington, qui entendent « remodeler » le Moyen-Orient conformément aux intérêts américains et israéliens, la Syrie est au centre d’un réseau hostile qui inclut les insurgés irakiens, la République islamique d’Iran et le Hezbollah libanais. Pour se débarrasser dudit réseau, le renversement du régime syrien est indispensable.
L’insurrection irakienne est le premier obstacle au rêve néocon d’un Moyen-Orient « réformé » et « démocratisé ». Loin de constituer un modèle démocratique pour la région, l’Irak, brisé, a sombré dans le désordre et la violence. L’occupation américaine est, à l’évidence, en grande difficulté, et aucun signe ne montre que l’insurrection soit en voie d’être maîtrisée. Certes, le nombre des victimes américaines diminue depuis plusieurs mois, mais les insurgés dirigent désormais leurs attaques sur les « collaborateurs » de l’occupant, notamment sur l’embryon de police et d’armée irakiennes. On abat les recrues presque aussi vite que leurs instructeurs américains les forment. Du coup, à Washington, certains commencent à penser que la victoire en Irak se dérobera tant que la Syrie et l’Iran – considérés comme des « bases arrière » de l’insurrection – n’auront pas été mis au pas. Comme l’administration semble peu désireuse de déclencher une attaque contre l’Iran, qui est quand même un gros morceau, un éventuel « changement de régime » en Syrie devient un objectif tentant. D’autant que, selon les néocons, la mise en place à Damas d’un gouvernement proaméricain permettrait d’isoler, d’encercler et de neutraliser l’Iran.
Israël a naturellement applaudi à l’invasion et à la destruction de l’Irak, qui exclut, dans un avenir prévisible, tout risque de constitution d’un « front oriental » hostile. De la même manière, l’État hébreu n’a pas caché l’immense satisfaction que lui inspire le retrait syrien du Liban, étape importante vers la réalisation de son principal objectif : le désarmement du Hezbollah.
Israël a en effet un compte à régler avec le mouvement chiite, qui, en 2000, l’a contraint à se retirer du Sud-Liban, après vingt-deux ans d’occupation. Il s’agit aujourd’hui de l’empêcher de servir de vecteur à l’influence syrienne au Liban et de constituer un obstacle à sa propre ingérence dans les affaires de ce pays. Certains Israéliens – parmi lesquels, peut-être, le Premier ministre Ariel Sharon – rêvent d’un nouveau « 1983 », quand, après l’invasion de l’année précédente, le Liban fut amené à signer une paix séparée avec l’État hébreu, même si celle-ci fut de courte durée en raison de l’intervention syrienne et de ses alliés locaux. Une paix séparée est-elle de nouveau possible ? Seule certitude : Israël sautera sur l’occasion si elle se présente et la Syrie fera tout pour l’empêcher.
Il va sans dire qu’Israël verrait d’un très bon oeil le maintien d’une pression américaine sur le régime de Damas, et même son renversement – avec le chaos qui s’ensuivrait sans doute. Pour lui, un affaiblissement de la Syrie ouvrirait en effet de vastes perspectives au Liban, tout en retardant (ou même en empêchant définitivement) les pressions internationales pour le contraindre à évacuer les hauteurs du Golan.
Washington a fortement déconseillé à Sharon d’entamer des négociations de paix avec Assad. Les néocons estiment-ils que la mise en place d’un nouveau régime à Damas créerait un climat plus favorable à de tels entretiens ? Si tel est bien le cas, le régime syrien doit s’attendre à de nouvelles attaques. Il court le plus grand danger.
Mais que se passera-t-il si l’analyse des néocons se révèle fausse ? Le bilan est jusqu’ici peu reluisant. L’occupation de l’Irak par l’Amérique et celle des territoires palestiniens par Israël – l’une et l’autre illégales et immorales – ont été condamnées par une grande partie de l’opinion mondiale. Les deux pays ont été corrompus par l’occupation et ont vu leur réputation ternie par le comportement brutal de leurs soldats, qui n’hésitent pas à tirer sur tout ce qui bouge. Plutôt que de se lancer dans de nouvelles aventures, ils feraient mieux de ménager leurs arrières.

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