Jules Verne le « Tunisien »
En 1905, année de la mort de l’écrivain français, paraissait son dernier roman, « L’Invasion de la mer ». Il y racontait l’une des plus folles utopies de l’époque, la création d’une seconde Méditerranée en plein Sahara. Un universitaire a retracé la genès
L’Invasion de la mer est parue en feuilleton du 1er janvier au 1er août 1905 dans la revue Le Magasin de l’éducation et de la recréation. C’est le dernier roman entièrement revu et corrigé par Jules Verne, qui est mort le 24 mars de la même année. Cet ensemble de dix-sept chapitres, dont l’action se déroule en Tunisie, a donc aujourd’hui 100 ans. Il est « le roman du centenaire par excellence ».*
Roman « sur la science, la technologie, le capitalisme, le colonialisme, la résistance à l’oppression, la disparition d’un monde et la mort », selon les termes de Jean-Pierre Picot, maître de conférences en littérature comparée à l’Université Paul-Valéry Montpellier-III, aujourd’hui détaché à l’Institut supérieur des langues de Gabès, L’Invasion de la mer est le troisième livre « tunisien » de Verne, après Hector Servadac et Mathias Sandorf, publiés respectivement en 1877 et 1885, qui ont pour cadre, eux aussi, pour partie, Tunis et Byrsa, la colline qui surplombe Carthage.
Il raconte l’une des plus folles utopies du début de la fin du XIXe siècle : la création d’une mer intérieure, une seconde Méditerranée, en plein désert tuniso-algérien, entre Gabès et les chotts el-Jérid (Djerid), el-Gharsa (Rharsa), el-Fejaj (Fedjedj), dans le Sud tunisien, puis, au-delà de la frontière algérienne, le chott Melrir (ou Melrhir).
Ce « récit testamentaire » est aussi un monument à la mémoire de Ferdinand de Lesseps, l’homme du canal de Suez, qui avait soutenu pendant un temps – avant d’en être détourné par l’opération pour le moins mouvementée du canal de Panamá – le projet de mer intérieure saharienne élaboré par le commandant Roudaire, dès 1874, mais enterré, en 1882, par la commission d’experts mandatée par le président du Conseil français, Freycinet, qui conclut à l’impossibilité matérielle de sa réalisation.
Verne a découvert la Tunisie au cours d’une croisière à bord de son yacht le Saint-Michel III, effectuée en 1884. Il voulait faire des « repérages » – comme on dit aujourd’hui – pour Mathias Sandorf, alors en gestation. L’écrivain, qui est accompagné de sa famille, passe de Gibraltar à Oran, d’Oran à Alger, d’Alger à Bône (aujourd’hui Annaba). À la suite d’une tempête, il se voit contraint par son épouse apeurée de continuer le voyage par voie terrestre jusqu’à Tunis, tandis que le capitaine de bord est chargé de convoyer le bateau jusqu’à La Goulette. « Ce choix revient à abandonner une aventure pour se jeter dans une autre », écrit Picot. Qui explique : « Car de Bône à Tunis, la voie ferrée ne va pas encore à Sakhara (Souk-Ahras). À Sakhara, c’est une mauvaise nuit dans une »auberge à punaises », puis une mauvaise route par une mauvaise diligence, jusqu’à Garnadaou (ou Ghardimaou) ; et là, miracle ! »Le bey de Tunis a envoyé son propre wagon paré, fleuri, somptueux, au-devant de Jules Verne. » »
À Carthage, « la cité d’Hannibal », dont il visite le site en compagnie d’un certain M. de Sancy, de son vrai nom Ferdinand Devaux, personnage louche, affairiste et un chouia corrompu, puis du père Delattre, l’un des Pères blancs qui tiennent le musée Lavigerie, Verne découvre la chapelle Saint-Louis, édifiée à l’endroit présumé où le roi Louis IX (saint Louis) mourut de la peste, en 1270.
Dans Hector Servadac – où il raconte l’histoire d’un fragment de l’Afrique du Nord arraché à la Terre par le passage d’une comète, avec une petite colonie de militaires français, russes et britanniques « à son bord » -, l’écrivain avait déjà évoqué, en se fondant sur des documents trouvés en France, la colline de Byrsa et le « tombeau de saint Louis », seul morceau de terre échappé au cataclysme planétaire. Dans Mathias Sandorf, qui paraîtra une année après sa visite en Tunisie, Verne évoque le même site, la chapelle Saint-Louis, ainsi que le nom du père Delattre, « savant archéologue ». Il évoque aussi, avec la précision du souvenir, le cap Bon, les atterrages autour de Kélibia, l’anse de Sidi Youssouf et le golfe de Tunis.
Verne ne descendit jamais, au cours de son périple tunisien, jusqu’au golfe de Gabès et à la région des chotts. Aussi, pour écrire L’Invasion de la mer (qu’il désignait par « La Mer saharienne » dans ses notes personnelles), a-t-il eu recours à la riche documentation laissée par le capitaine Roudaire, qui effectua en 1878-1879 une « mission des chotts », en compagnie de l’ingénieur Jegou, du docteur André et du médecin-major Dufour, pour effectuer les « repérages » indispensables au programme de percement du futur canal. Le « père » du projet de mer intérieure avait alors constitué un important dossier photographique concernant paysage, habitants, cultures et forages, de Gabès jusqu’aux chotts, où l’écrivain a grandement puisé. En bon vulgarisateur scientifique, Verne, on le sait, écumait scrupuleusement les bibliothèques, en particulier celle d’Amiens, où toutes les publications nouvellement arrivées lui étaient réservées prioritairement.
L’Invasion de la mer raconte, comme un remake romanesque de l’odyssée de Panamá, l’histoire (évidemment imaginaire) du percement, entre 1930 et 1935, par une multinationale appelée Compagnie franco-étrangère, d’un large canal à la hauteur du golfe de Gabès, qui donne accès aux eaux de la Méditerranée dans la vaste dépression du sol occupée par les chotts. Cet ouvrage délirant devait créer une mer intérieure d’une surface totale de 8 200 km2. Il devait ainsi modifier l’écologie du Sud tunisien, en en faisant une réplique des Landes françaises, grâce notamment à la plantation de pins, qui fixeraient les dunes. « Le climat deviendrait immédiatement plus tempéré, les régions avoisinantes d’un meilleur rapport. L’énorme évaporation produite par le soleil saharien, poussée par les vents du Sud vers les crêtes élevées de l’Aurès, irait s’y résoudre en pluies, y créer des sources, y ramener la fertilité qui faisait jadis des plateaux de Sétif le »grenier de Rome » », écrit P.-H. Antichan dans La Tunisie, son passé et son avenir (Delagrave, 1885). On peut s’amuser à imaginer Tozeur et Nefta en ports de pêche et de commerce…
Récit testamentaire, point final à la collection des Voyages extraordinaires, dont il est le 54e titre, L’Invasion de la mer peut paraître aussi, à la première lecture, comme un roman colonialiste, procapitaliste voire militariste. Picot n’est cependant pas de cet avis. Il serait difficile, écrit-il, « d’intenter à Verne un procès en esprit colonialiste ou en complexe de supériorité occidentale ». Car les personnages de Hadjar, le rebelle targui opposé aux projets de l’entreprise étrangère, et de sa mère Djemma, belle et sombre veuve, tous deux acharnés au combat contre la « domination française », sont décrits avec « une voix impartiale », sinon « entachée d’admiration ». Ce sont des personnages de tragédie, parmi les « plus saisissants imaginés par Verne », note Picot.
« On peut faire reproche à Jules Verne de ne pas condamner explicitement l’application systématique [du principe de l’expropriation abusive des terres] tant par les colons que par les gouvernements successifs », concède cependant le critique français. Qui voit dans le dénouement « déceptif, ambigu et proprement insensé du roman » – ce ne sont pas les ingénieurs français qui réussissent à inonder les chotts, mais la nature elle-même, une force immanente et transcendante, qui engloutit tout – l’expression du scepticisme de Verne, de son pessimisme à l’égard du « progrès » et du devenir des puissances occidentales. « Les civilisations sont mortelles, et d’autant plus mortelles qu’elles sont évoluées », écrit-il.
* L’Invasion de la mer a été rééditée en 2003 par Syros (Paris) et cérès (Tunis), illustrée de gravures de May Angeli.
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